Le Condottière
preneurs de son, les projecteurs, et elle s'était immobilisée, reconnaissant Brigitte Georges et Pierre-Yves Lavignat 1 qui, à tour de rôle, interviewaient Leiburg.
Il s'était installé de trois quarts, le bras droit appuyé au dossier, jambes croisées, répondant à leurs questions mais sans bouger la tête, paraissant parler dans le vide, surplombant la place de la Concorde qui s'étendait comme un lac minéral et gris sous le ciel bas. Il semblait commander en maître narquois le mouvement des voitures qui se précipitaient vague après vague, disparaissant de l'autre côté du pont dans une course aveugle qui se prolongeait sans fin. Parfois, il soulevait un peu la main comme pour ordonner une accélération de cette agitation silencieuse qui se poursuivait, rythmée par le clignotement des feux, mais c'était le seul signe d'intérêt qu'il manifestait pour ce qui se passait autour de lui ou au-dehors, et son profil osseux, les pommettes faisant ressortir le creux des tempes et soulignant la hauteur du front bosselé, restait figé, les lèvres s'écartant à peine.
Joan avait hésité. Elle détestait Brigitte Georges. Elle ne la voyait que de dos, mais elle imaginait son visage tendu, cette expression mobile que l'avidité durcissait. Elle avait participé en sa compagnie à quelques émissions, irritée par sa spontanéité appliquée, la duplicité de ses questions. Elle allait se retourner. Elle dirait : Tiens, Joan, vous vous intéressez à Leiburg ? Les écrivains, ce n'est pourtant pas votre registre? Comment va Continental? Et Duguet, toujours dépressif? On murmure qu'il abandonne la direction du journal. Qui va le remplacer? Arnaud?
Lavignat parlerait de Morandi et de la Villa Bardi.
Joan avait été tentée de partir, mais elle n'avait pas bougé, obstinée malgré elle, retenue par les réponses de Leiburg, cette voix monocorde qui sourdait du fond de la gorge. Il donnait à ses phrases une scansion singulière, comme s'il avait parlé une autre langue que le français, comme si chaque mot qu'il prononçait avait eu un double sens.
Une fois les projecteurs éteints, Leiburg avait levé le bras, saluant Joan cependant que Brigitte Georges lançait: « Nous n'avons pas encore terminé, ma chère... »
Lavignat s'était avancé en souriant, multipliant les phrases inachevées, les ponctuant d'un mouvement de la main, glissant ses doigts dans ses cheveux. Décidément, disait-il, nous ne nous quittons plus. Ce dîner, il y a quelques semaines, une fête ! Il avait beaucoup aimé Christophe Doumic, quelle intelligence, quelle finesse rare chez un énarque. Dites-moi, Joan - il l'avait prise par le bras -, qu'attendez-vous de Leiburg? Vous avez des nouvelles de Morandi? Et Duguet, on dit que ça ne s'améliore pas?
Leiburg était resté le bras levé, ne quittant pas Joan des yeux.
Elle l'avait enfin rejoint, enjambant les câbles, contournant les caméras, s'arrêtant devant lui sans oser lui tendre la main, à nouveau paralysée.
Il semblait avoir encore maigri depuis le dîner à la Villa Bardi. Ses yeux s'étaient davantage enfoncés dans les orbites, mais le regard était toujours d'une vivacité étonnante, comme s'il puisait sa force ailleurs que dans ce visage et ce corps décharnés.
- Je ne vous ai pas oubliée, avait-il dit en serrant le poignet de Joan.
Ses doigts étaient longs et noueux, et quand, d'une simple pression, il avait invité Joan à s'asseoir près de lui, elle n'avait pas résisté.
Morandi l'avait donc laissée repartir..., avait-il murmuré. Il avait regardé autour de lui pour s'assurer qu'on ne l'écoutait pas. Savait-elle qu'il avait eu peur pour elle? Il connaissait Morandi depuis longtemps, il était à même de deviner ce qu'il ressentait devant certaines femmes. Et elle était de celles-là, si jeune encore.
Du bout des doigts, il lui avait caressé la joue.
- Vous vouliez donc me voir.
Il avait accepté parce qu'elle était une jeune femme, mais oui, pour cela même. Que restait-il au vieillard qu'il était? Le regard, jouir ainsi de sa présence, c'était déjà beaucoup, elle ne pouvait imaginer.
- Mais c'est Morandi qui vous intéresse, n'est-ce pas?
Il avait souri, montrant des gencives presque blanches, des dents déchaussées.
- Je sais des choses, avait-il ajouté.
Joan s'était un peu écartée.
- Racontez-moi, était-elle parvenue à dire.
Il était le premier de ceux qu'elle voulait interroger et dont elle avait inscrit les noms sur
Weitere Kostenlose Bücher