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Le Condottière

Le Condottière

Titel: Le Condottière Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Max Gallo
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d'années, est-ce possible? Sûrement pas, pensez-vous. Mais Joan, je ne crois jamais à ce qui semble trop évident. Impossible, possible ? Moral, immoral, vrai, faux? Nous ne savons plus, en Europe. Barbare, civilisé, nous confondons tout. Morandi est un cas exemplaire. Il me paie, il me loge, il accepte tous mes caprices. Je veux une femme? Il me l'offre. Une émission de télévision? Il la commande. Même à Paris. Ce Lavignat, cet intellectuel de comédie, et cette rouée déguisée en journaliste à principes, Brigitte Georges, c'est à Morandi qu'ils ont obéi, même s'ils jureraient qu'ils ont agi en toute indépendance, parce que je suis un auteur exceptionnel, un témoin. Bien sûr! Mais Morandi peut renflouer l'Universel, ils le savent. Alors ils devancent ses désirs, les miens.
    « Mais je suis attaché à lui pour autre chose. Il ne cesse de me surprendre. Il n'est pas Janus, ce serait trop simple, mais un personnage protéiforme. Il s'est entiché d'archéologie. Aux fouilles des fonds du lac, il consacre des sommes considérables. Pourquoi? Il aime cette statue de jeune femme drapée qu'il a sortie de l'eau il y a quelques années. Vous avez vu comme il la caresse? Il vous a fait visiter son musée personnel ? Il tient à ses trouvailles. Il est réellement informé, il lit - vous vous rendez compte! -, et les colloques qu'il organise sont sérieux, ce ne sont pas seulement des moyens d'attirer à lui intellectuels et hommes politiques. C'est cela aussi, bien sûr, mais cet aspect-là est secondaire. Il s'intéresse aux idées, au futur. Et en même temps, il collectionne les armes, les vestiges de la Deuxième Guerre mondiale. Vous a-t-il montré son side-car de la Wehrmacht? Il a provoqué la population durant des années avec cet engin, se pavanant avec des filles qu'il importait - c'est un mot à lui - de Milan ou de Bologne, souvent de Paris. Qui refuserait un week-end sur les bords du lac de Côme, Villa Bardi, assorti d'honoraires confortables? Morandi n'est pas si désagréable, n'est-ce pas?
    « C'est un barbare raffiné, un Européen par excellence, Joan.
    « Savez-vous qu'à Auschwitz et dans les autres camps d'extermination que nous, nous, les Allemands, lecteurs de Hölderlin et de Goethe, avions construits, les gardiens considéraient qu'une de leurs premières tâches était de constituer, avec les déportés, un orchestre, un grand orchestre comptant les meilleurs musiciens du monde, raflés à Prague, à Varsovie, à Paris, et qui jouaient tandis que l'on pendait, que l'on gazait, que l'on obligeait les déportés à rester des heures debout, tête nue sous la neige, les pieds nus dans des sabots? Les violonistes eux-mêmes avaient les doigts qui gelaient, mais gare à eux s'ils cessaient de jouer, une corde de piano suffisait à les étrangler. Culture et sauvagerie, voilà notre portrait. Même Staline protégeait Pasternak tout en le persécutant et en interdisant la publication de ses romans...
    « Je comprends que vous soyez fascinée par Morandi. Mais ne soulevez pas trop la dalle : on ne sait jamais ce que l'on va découvrir dans une tombe. »
    Il s'était levé et approché de la fenêtre, avait appelé Joan afin qu'elle contemplât la place. Un lac saisi par la nuit, répétait-il.
    Lui commandant à nouveau d'approcher, il voulait qu'elle découvre cette étendue pierreuse dont les confins s'enfonçaient dans le brouillard et que traversaient quelques rares voitures. Les lueurs jaunes, ces tournesols de lumière qui éclairaient la place, ressemblaient à des appels de détresse ou à des projecteurs de surveillance traquant tout reste de vie.
    Joan avait posé son front contre la vitre, éprouvant une sensation de froid comme si tous les propos que Leiburg avait tenus au cours de cette nuit avaient concouru à décrire cette place vide.
    Elle avait deviné qu'il levait le bras. Sa main lui frôla le dos cependant qu'il disait: « La nuit, les places sont des champs de ruines, des cimetières; les lacs aussi... »
    Il lui avait entouré la taille, se plaquant contre elle.
    Elle saisit les doigts posés sur sa hanche et desserra leur étreinte.
    Leiburg soupira, murmura qu'elle était encore trop saine, qu'elle n'avait pas compris le sens des choses d'ici, mais elle pouvait s'en persuader, elle allait changer. Tous ceux qui approchaient de Morandi se transformaient. Il avait ce pouvoir, il était comme une gangrène ou bien une drogue, voilà, et on se retrouvait pris sans

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