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Le Condottière

Le Condottière

Titel: Le Condottière Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Max Gallo
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son carnet.

    19.
    LEIBURG s'était levé. « Venez », avait-il dit.
    Il s'était appuyé au bras de Joan, saluant d'un mouvement de tête distrait Brigitte Georges et Lavignat, s'arrêtant comme pour prendre son élan au moment où il avait dû franchir un faisceau de câbles, pesant alors sur le bras de Joan, lui serrant à nouveau le poignet, soulevant lentement la jambe et chancelant, se retenant à elle, écrasant ses seins de son épaule, de son bras.
    En sentant contre elle ce corps osseux, ce coude, cet avant-bras, cette peau glacée, en subissant cette pression insistante contre sa poitrine, Joan avait éprouvé un malaise diffus, fait de curiosité et de révolte, et elle avait eu envie de se dégager d'une brusque secousse, de crainte d'être blessée au contact de ce corps aux angles vifs - ou de se laisser attirer malgré elle.
    Mais, comme s'il avait deviné cette pulsion, Leiburg s'était quelque peu écarté de Joan, tout en serrant plus fort son poignet, répétant d'une voix qui semblait plus gutturale: « Venez. »
    Elle l'avait suivi dans les larges couloirs aux boiseries claires, aux tapis grenat, cependant qu'il lui expliquait qu'ils allaient dîner tous deux dans sa chambre dont la fenêtre ouvrait sur la place de la Concorde.
    C'était un autre lac, murmurait-il, aussi secret, aussi inoubliable que celui de Côme. Vers deux ou trois heures du matin, l'heure du brouillard, il devenait un désert grisâtre, percé de fleurs jaunes à longues tiges noires qui répandaient autour d'elles, comme sur le lac, une constellation de gouttelettes brillantes.
    Leiburg s'était effacé pour permettre à Joan d'entrer la première dans la chambre qu'il laissa dans la pénombre afin que seule la lueur montant de la place éclairât la pièce.
    - Les lacs, les places : voilà l'Europe, ma chère Joan, dit-il en s'asseyant avec précaution dans un fauteuil.
    Il étendit les jambes, croisa ses doigts sur sa poitrine et se mit tout à coup à respirer si faiblement que Joan se rapprocha. Mais il lui sourit. Il allait la regarder dîner. Le soir, lui-même se contentait d'une coupe de champagne. Le corps des vieux doit rester léger, murmura-t-il, afin que chaque jour nouveau puisse le porter. Qu'elle se rassure : il n'allait pas mourir, pas cette nuit-là.
    Il en était sûr, avait-il repris, c'étaient les lacs qui avaient donné aux hommes l'idée des places; les rues s'y jetaient comme les fleuves, façades et toits les surplombaient comme les pentes et les cimes.
    Ici - il avait tendu le bras -, il se croyait parfois sur la terrasse de la Villa Bardi, quand les villas de la rive opposée s'illuminaient l'une après l'autre et que passait lentement, traçant une diagonale blanche, l'un des navires allant de Dongo à Bellagio.
    Se souvenait-elle de L'Innomato, le plus ancien de ces bateaux?
    Il l'avait emprunté pour la première fois le 1 er septembre 1939, le jour de la déclaration de guerre. Il s'était tenu sur la plage avant, en proue, tout le temps qu'avait duré la traversée, exalté par la limpidité et la profondeur du ciel comme s'il avait alors découvert la réalité de l'infini. « J'ai, pour quelques dizaines de minutes, vécu en extase. » Et c'était peut-être à cause de cette émotion, ce jour-là, celui de l'ouverture du grand massacre, qu'il n'avait pu oublier Bellagio.
    Ce 1 er septembre, il avait retrouvé à la Villa Bardi Paola Morandi. «Elle n'avait pas trente ans; moi, à peine vingt-cinq. »
    Leiburg s'était interrompu afin de laisser le garçon d'étage disposer la table, déboucher la bouteille de champagne. Dès qu'il fut parti, le vieillard changea de place, s'installant à droite de la table, demandant d'un geste à Joan de s'asseoir là, un peu décalée par rapport à lui. Elle obéit, l'interrogeant du regard cependant qu'il l'invitait à commencer à dîner. Puis, comme elle restait immobile, il avait souri.
    Ce qu'il avait aimé chez Paola Morandi, c'était la vigueur, ses jambes et ses cuisses fortes, sa manière de marcher, son corps nerveux: une femme sans préjugés qui saisissait les hommes qu'elle désirait, quels qu'ils fussent. Et peut-être en effet avait-elle été la maîtresse du Duce, mais qui avait choisi l'autre? Quand Leiburg l'avait connue, elle était présidente d'une association de veuves de héros. On la voyait toute en noir, assise sur des fauteuils dorés au sommet des tribunes, entourée de prélats, de religieuses de la Miséricorde, de

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