Le Condottière
réparation.
Peut-être avait-il même brisé les raquettes, jeté les balles dans un fossé, enterré le filet; toujours est-il qu'en quelques heures, plus rien n'avait subsisté de ce qui avait semblé constituer depuis des années sa passion et sa gloire.
Quand un fermier descendant de sa machine s'étonnait, après lui avoir expliqué ce qui ne fonctionnait pas, de ne plus voir le court de tennis et le questionnait : « Tu ne joues plus, Alberto, tu ne fais plus l'Anglais? Trop vieux? », le père paraissait ne pas entendre ou bien il lançait une bordée d'injures, disant que c'était un crime de confier des machines à des paysans. Mais personne ne se vexait. Qu'est-ce qu'il était, ce fou d'Alberto Cocci? Un fils de fermier qui avait abandonné l'exploitation à son frère aîné et qui, parce que la guerre lui avait pris ses meilleures années, six au total, avait appris sous les armes, avec les Anglais, à réparer les moteurs et à jouer au tennis.
A la fin de la guerre, l'aîné, Giuseppe Cocci, avait voulu partager avec son cadet les revenus de la ferme. Alberto avait refusé. Il avait simplement demandé qu'on lui laisse un bâtiment pour y loger et un hangar pour y monter son atelier de réparations.
La surface du court, il l'avait prise sans rien demander, mais on savait dans les campagnes qu'on ne discute pas de la folie d'un homme, qu'il faut l'accepter comme un orage de grêle ou un printemps sans pluie.
C'était la vie. Et elle avait déjà frappé dur les Cocci : le grand-père, Antonio, on l'avait retrouvé en octobre 1923, le 28, jour du premier anniversaire de la Marche sur Rome, avec un épieu enfoncé dans la bouche, le corps à demi plongé dans une auge, les doigts dévorés par les cochons.
Lorsque Roberto Cocci avait lu l'article de Joan Finchett, il s'était souvenu que son oncle Giuseppe racontait que c'étaient les bandes de Dino Morandi qui avaient assassiné Antonio Cocci. Giuseppe avait alors quatre ans et avait vu ces hommes en uniforme noir sauter des camions dans la cour de la ferme, leurs gourdins à la main, leur étrange bonnet à pompon enfoncé sur la tête. Ils hurlaient : « Où est Cocci? Qu'on le donne à bouffer aux cochons ! »
L'article de Joan Finchett était le seul de tous ceux qui avaient été publiés sur l'affaire Morandi à rappeler que ce nom-là, Morandi, dans les années 20, pas un paysan, pas un adhérent de coopérative - de ceux qu'on appelait les « rouges » - qui ne l'eût maudit, l'articulant à voix basse parce qu'il y avait des mouchards partout et que les squadre de Morandi - trois, quatre camions d'hommes armés - terrorisaient les campagnes.
On les voyait passer au loin sur les routes, entre les peupliers, gesticulant, brandissant leurs fusils et leurs matraques. Leurs voix, portées par le vent, volaient jusqu'aux fermes au-dessus des épis, « eia eia alala ». Les paysans courbaient le dos. L'orage finirait bien, celui-là comme les autres, et seuls quelques-uns, comme Antonio Cocci, le grand-père de Roberto - de monsieur le juge qui avait installé ses bureaux au troisième étage du Palazzo Ducale de Parme - avaient résisté, et les squadristi de Dino Morandi les avaient en effet donnés à bouffer aux cochons.
On n'avait pas touché à un cheveu de la femme d'Antonio. Après avoir entraîné son mari vers le camion, les fascistes avaient tourné autour d'elle qui se tenait droite devant la porte de la chambre où elle avait enfermé ses trois fils. Ceux-ci pleuraient. Dino Morandi l'avait écartée d'un geste brutal, avait poussé la porte de la pointe de sa botte et, tourné vers ses squadristi qui avaient envahi la pièce, il avait dit que l'honneur des fascistes, c'était de respecter les familles, même celles de leurs pires ennemis : « Pas un cheveu des femmes et des enfants. » Les fils seraient eux aussi un jour des enfants de la Louve, eia eia alala.
Mais ni Giuseppe Cocci, l'aîné, celui qui avait vu le jour en 1919, un an après le retour de guerre de son père, ni Alberto Cocci, né en 1920, celui que, plus tard, revenu d'Afrique orientale en short kaki, on avait appelé « l'Anglais » ou il Meccanico (le mécanicien) - c'était lui le père du juge Roberto Cocci -, ni Giacomo, né en 1921, n'étaient devenus fascistes. Vingt ans durant, ils avaient rentré la tête dans les épaules. On les avait insultés. On avait exigé d'eux qu'ils signent des proclamations, des aveux, des bulletins d'adhésion. Ils étaient
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