Le Condottière
s'ampute de Rome, de ce Sud corrompu et paresseux, et crée ici - il avait tapé du plat de la main sur le bureau de Cocci - un État, une République.
« Avec Morandi comme modèle de vertu ! » avait murmuré Cocci en mettant fin à la déposition de Valdi. Puis, alors que ce dernier protestait, s'indignait, la lèvre inférieure tremblante, Cocci avait ajouté qu'il préférait les cyniques aux hypocrites et n'aimait pas les faux prêtres.
Cocci avait ôté ses lunettes et le greffier avait pensé que monsieur le juge, comme à chaque fois qu'il était las, allait se masser le visage, et c'était un curieux spectacle que celui de cet homme aux traits rigoureusement dessinés qui, les coudes appuyés sur la table, les doigts tendus, modelait sa peau les yeux fermés, donnant si fort la sensation d'être absent, à mille lieues de ce bureau, que le greffier n'osait plus bouger et quittait la pièce à reculons.
Il est vrai que, peu à peu, les scènes et les souvenirs les plus récents s'effritaient comme une boue sèche et que Cocci se retrouvait piazza del Nettuno, avec les autres, Grassi, Balasso, Valdi, à l'époque où aucun d'eux n'acceptait la société telle qu'elle était, où ils imaginaient la vie comme un combat pour la justice - et il était devenu juge, il espérait qu'enfin, dans ce pays, ils allaient peut-être en finir avec les plus corrompus. Ou bien sa mémoire creusait plus profond encore, comme s'il avait voulu fuir vraiment le temps présent, ses illusions, la peur des déceptions, et Cocci se souvenait de ces parties de tennis qu'il disputait avec son père à la fin des après-midi d'été, si orageux dans la plaine padane.
Ils jouaient sur la terre brune et grumeleuse, derrière les bâtiments de la ferme, en bordure des champs de maïs, les balles se perdaient souvent entre les épis. Le père, Alberto Cocci, s'impatientait, criant, sa raquette levée, montrant un sillon : « Là, là, mais tu es aveugle ! »
Roberto Cocci ne portait pas encore de lunettes. Quelquefois, il lui semblait que la balle, avant de venir vers lui, disparaissait, mais il se plaçait d'instinct, sans la voir, harcelé par la voix de son père qui, tout en la renvoyant, lançait des ordres : « Coup droit, revers, filet, cours, mais cours! » Alberto Cocci avait appris à jouer alors qu'il était prisonnier des Anglais, en Afrique orientale; rentré à la ferme, il avait voulu, par défi - peut-être aussi par amertume, car il semblait n'éprouver aucun plaisir sur le court, mais c'était tout ce que la guerre du Duce lui avait apporté et il n'entendait pas le laisser, pour une fois que le fascisme donnait quelque chose ! -, continuer à jouer une fois par semaine, obligeant ses neveux d'abord, puis son fils Roberto à lui servir de partenaire.
Le soir tombait. L'air était si pesant, si chargé d'électricité qu'on étouffait à courir tout en frissonnant cependant, la peau parcourue de petites décharges qui piquaient les avant-bras, le cou et les joues. Le ciel devenait si sombre, d'un gris plombé, que Roberto ne voyait plus la balle, les gouttes de sueur brûlaient ses yeux, mais il entendait le bruit sec des coups que son père renvoyait. Il était envahi par une bouffée de rage et de haine, y compris contre cet homme, ce fou qui devait être le seul dans toute la campagne, entre Reggio et Parme, à jouer au tennis au milieu des champs. Puis le ciel tremblait et des gouttes grosses comme des fruits s'écrasaient sur la terre, tandis que l'horizon se fendait.
Certains crépuscules, alors même que le vent se levait, tourbillonnant, pliant les épis, que la foudre claquait non loin, le père s'obstinait à jouer encore, et Roberto Cocci s'était plus tard demandé s'il n'avait pas perdu son acuité visuelle pour échapper au calvaire de ces parties de tennis et fuir un père qui, lorsqu'ils étaient sortis de chez l'ophtalmologiste - Roberto avait alors dix-sept ans, c'était en 1960 -, avait simplement marmonné : « Ça aussi, maintenant! »
Une fois rentrés à la ferme, à quelques kilomètres du village de Vignola, le père s'était enfermé dans son atelier et n'avait même pas répondu quand on lui avait crié que le dîner était servi.
Roberto l'avait vu, sous l'averse, arracher les piquets entre lesquels le filet était tendu, puis, manoeuvrant brutalement, ranger, sur ce qui avait été le court, les tracteurs, les moissonneuses-batteuses, les motoculteurs qu'il avait en
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