Le Condottière
gestes, le tissu noir de leurs robes, l'éclat de leurs voix, les dossiers qu'ils brandissaient créant une sorte d'écran sonore, mobile, derrière lequel Morandi s'était tenu, souriant, sarcastique, méprisant. En quittant le bureau de Cocci, Palazzo Ducale, sortant le dernier, comme s'il n'avait plus besoin d'être protégé, il avait lancé un « Bonne chance, monsieur le juge! Longue vie! » que Cocci avait entendu sans bouger, sans même redresser la tête, ne répondant pas au greffier qui s'indignait, prétendait qu'il y avait là un défi, une menace. « Longue vie, monsieur le juge, il a dit longue vie! » répétait celui-ci d'une voix aiguë.
« Allons, allons », avait bougonné Cocci, faisant comprendre d'un geste de la main qu'il n'attachait aucune importance à ce propos, puis il avait ajouté qu'il fallait cependant le noter, avec le jour, l'heure - après tout, on avait déjà essayé par deux fois de le tuer, n'est-ce pas? « Mais c'était dans le Sud, avait-il murmuré, et en quelques mois... »
Il n'avait pas poursuivi. Était-il sûr, comme il s'apprêtait à le dire, qu'en quelques mois l'Italie avait changé?
Tout le monde paraissait le croire et lui-même était souvent emporté par une fébrilité joyeuse qui le poussait à rester dans son bureau du Palazzo Ducale jusqu'au milieu de la nuit, parce qu'il fallait mettre à profit l'élan général pour crever les derniers abcès, porter le feu au plus profond, débrider, inciser, épurer.
Parfois, il avait l'impression d'être tout proche du but. Le procureur de Milan ou de Parme lui téléphonait. On tendait le filet. Mario Grassi avait appelé de Paris, envoyé l'article de Joan Finchett, rapporté ses confidences, cette visite que Franz Leiburg avait rendue à la journaliste au siège de Continental, montrant peut-être que l'entourage de Carlo Morandi commençait à s'affoler. Il n'était pas dans les usages de menacer aussi ouvertement les journalistes. On les ignorait ou on les tuait. Peut-être Morandi, malgré les apparences, commençait-il à avoir peur, ne sachant pas exactement quels chemins emprunterait Cocci? Cocci ne le savait pas lui-même. Il accumulait grain après grain.
Il avait interrogé Giorgio Balasso et en éprouvait encore un sentiment de répulsion, comme si cet homme qu'il avait connu à l'âge de vingt ans avait vomi sur lui.
Balasso avait extérieurement peu changé : des cheveux toujours noirs, mais peut-être teints, la tête un peu penchée en avant, si bien qu'il regardait de bas en haut et que cette attitude lui donnait une expression à la fois hypocrite et soumise. Lorsqu'il était étudiant, il citait Joachim de Flore, se présentait en apôtre de la morale chrétienne, égalitaire. Qui le croyait? Cocci avait toujours été sceptique : trop d'austérité apparente, une vertu affichée comme un manifeste, une prudence de tacticien retors qui quittait les amphithéâtres au moment des votes difficiles et reparaissait après coup, rejoignant toujours la majorité, mais s'en tenant cependant assez éloigné pour pouvoir la quitter à temps.
Change-t-on jamais?
Il était entré au service de Morandi, courtisan, rédacteur en chef d'Il Futuro, et s'apprêtait maintenant à le trahir.
Cocci se sentait encore imprégné par la nauséabonde odeur des aveux, et dénonciations des complices, moyens choisis non pour rejoindre le camp de la justice, mais celui du plus fort. Car, pour l'heure, Balasso devait penser qu'il valait mieux être du côté des juges que de celui de Morandi.
Il avait pourtant rusé, cherché d'abord à ne pas choisir, tenté de retrouver avec Cocci le ton des amitiés de faculté, le tutoyant, émaillant ses propos de souvenirs.
Cocci l'avait aussitôt interrompu. Monsieur Balasso devait répondre à des questions précises. Savait-il que Leiburg - vous connaissez, n'est-ce pas? - s'était confié à l'étranger, présentant Morandi comme un homme d'honneur? Balasso ne pouvait ignorer le sens de cette expression. Pouvait-il confirmer les propos de Leiburg, évoquer les rapport de Morandi avec l'organisation mafieuse? Il devait savoir : il était au centre du dispositif, rédacteur en chef d'Il Futuro, ce n'était pas rien. N'avait-il pas accompagné Morandi à Paris, déjeuné en compagnie de MM. Hassner, Lavignat, Leiburg - Cocci feuilletait un dossier -, et aussi de Brigitte Georges et Joan Finchett, deux journalistes? Quel était l'objet de cette rencontre ? Balasso
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