Le Condottière
et elle avait attendu, mais il s'était rassis en disant : « Trop vieux, Joan, trop vieux ! »
Il se contentait de l'avertir, de la mettre en garde.
Il avait donc fait la guerre, elle le savait. Dans le mauvais camp, celui des vaincus, pensait-elle, n'est-ce pas? Mais en était-elle si sûre? Qui avait été vaincu? Ceux qui étaient morts, les banditi qu'on avait abattus dans les bois couvrant les pentes au-dessus de la Villa Bardi. Peut-être avait-elle vu, dans les clairières et les parcs de Bellagio, les stèles de granit ou de marbre rappelant leurs noms? Mais des lettres gravées, ce n'est pas la vie. Lui était vivant, donc vainqueur. Et, autour de Morandi, il avait reconnu les mêmes guerriers froids que ceux qui, casqués, partaient jadis nettoyer les forêts.
Avait-elle vu Orlando? Il était dans le hall, il attendait. Qu'imaginait-elle? Que c'était un homme mû par la rancune ou le ressentiment? Non, seulement un homme d'obéissance, un homme d'honneur. Un chien qui sautait à la gorge, d'instinct.
Leiburg avait porté la main à son cou.
- Je ne voudrais pas, avait-il dit. Pas vous, Joan.
Il avait toussoté comme s'il avait effectivement serré ses doigts autour de ce cou maigre à la peau flasque, et elle avait eu envie de crier, mais Leiburg avait tendu la main vers elle.
A la guerre, avait-il dit, il faut savoir reculer, lever les bras. Il avait été fait prisonnier, mais il était en vie, donc vainqueur. Et il s'engageait, si elle faisait amende honorable - il avait souri, souligné qu'il radotait, mais c'était un défaut de vieil écrivain qui aimait les mots, les répétait, les polissait, « amende honorable », elle appréciait l'expression, n'est-ce pas? -, à obtenir un pardon généreux.
Morandi ne menait pas une guerre personnelle. Joan ne pouvait même pas concevoir les enjeux de cette guerre à laquelle il participait : des intérêts colossaux, une empoignade mondiale.
Leiburg avait respiré bruyamment, comme si le souffle lui avait manqué.
La guerre ne cessait jamais, Joan devait le comprendre, avait-il ajouté au bout de quelques secondes. Telle était l'histoire du monde. La guerre changeait seulement de forme, tantôt visible, tantôt invisible. Croyait-elle pouvoir l'arrêter? Il n'y a que dans les fables que les grains de sable enrayent les machines. Dans la vie, ils sont écrasés. Voulait-elle être un grain de sable?
Il avait à nouveau claqué sa main sur la cuisse.
- Écrasée, ou bien noyée? avait demandé Joan.
Leiburg avait secoué la tête, fermé à demi les yeux.
Elle ne se trompait pas, avait-il murmuré en se levant lentement. Au fond du lac, il y avait en effet une multitude de grains de sable.
42.
ROBERTO Cocci s'était assis sur la berge. En cette fin de matinée, l'eau était transparente et Cocci pouvait distinguer le fond du lac. Entre des zones sombres couvertes d'algues d'où surgissait parfois un banc de poissons noirs, se trouvaient des surfaces presque blanches où chaque grain de sable, suivant les variations de la lumière, brillait quelques instants avant de s'éteindre, englouti parce qu'un nuage passait, que l'eau devenait tout à coup opaque, aussi dense qu'un bloc de métal. Cocci s'apprêtait alors à se lever, à rejoindre la voiture qu'il avait laissée sur la route, au-delà des lauriers, mais le temps changeait vite. Un vent fort poussait les nuages vers le sud et les paillettes du fond reparaissaient.
Cocci ne bougeait plus, faisant glisser entre ses doigts le sable un peu humide de la berge, presque grain après grain.
Telle était aussi son enquête : fait après fait.
Peut-être, dans quelques jours, se rendrait-il dans cette Villa Bardi qu'il avait reconnue sur l'autre rive, à demi dissimulée derrière les arbres de son parc, dont la si longue façade, la terrasse d'angle, la situation exceptionnelle, dominant Bellagio comme un rocher au bout d'un promontoire, un bloc blanc et rose qui paraissait inaccessible, les routes et sentiers d'accès cachés par les buissons, les massifs, les bouquets de pins, empêchaient toute hésitation. C'était bien là la Villa Bardi. Peut-être Cocci pourrait-il lancer bientôt son mandat de perquisition. Mais il ne souhaitait pas se dévoiler prématurément. Il attendait d'avoir accumulé suffisamment d'indices et de preuves pour que Carlo Morandi soit acculé.
Il l'avait à peine rencontré, ses avocats formant devant lui comme un bouclier de leurs corps et de leurs amples
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