Le Conseil des Troubles
rideaux de serge bleu de Caen donnait sur le jardinet, le puits, un compartiment cloisonné d'écurie et la route de terre mal empierrée. Enfin, le grand lit avec couette où Marion dormait seule depuis la mort de sa mère complétait l'ameublement.
À gauche, un escalier de meunier conduisait à un grenier mansardé dans lequel, outre une chartée de bois et un demi cent de fagots, la jeune femme conservait les armes et le chapeau à plumes de son père. Enfin, dans un angle, le portrait à l'huile d'un grand-père, Théodose de Neuville, en uniforme de Gendarme du roi et qu'elle n'avait jamais connu.
Tout, en cette maison, était propre, ordonné et chaleureux mais un coeur sensible y aurait rapidement deviné la grande solitude de l'unique occupante des lieux.
En cette époque de la guerre de la Ligue d'Augsbourg, les jeunes femmes se mariaient plus tôt que la génération précédente, vers l'âge de vingt-quatre ans en la plupart des cas. À vingt-sept ans, et bientôt vingt-huit, Marion eût légitimement pu s'inquiéter de trouver un époux mais ce n'était pas le cas.
Au sortir de l'enfance, en cette époque mystérieuse et charmante où l'âme des jeunes filles devient sensible au spectacle du soleil couchant sur fond d'ombres violettes, Marion s'était préoccupée de celui qui pourrait ravir son coeur à tout jamais.
Il lui fallut compter une année entière pour faire le tour de la question et le résultat la laissa pour le moins incertaine, sinon perplexe.
Ainsi, celui auquel elle donnerait son amour devrait être beau, mais point de cette beauté de fille qu'on voit à certains petits messieurs traversant le village d'Auteuil en bel équipage découvert. Après des mois de réflexion et d'observation, la jeune fille avait acquis la certitude que si la beauté passe, et même trépasse, le charme, lui, est éternel. Femmes d'un âge certain, vieux gentilshommes, elle en observa ainsi plusieurs qui l'ancrèrent en une certitude au départ assez théorique. Eh bien oui, quel que fût l'âge et le sexe, il suffisait parfois d'un regard, d'un sourire, et des gens qu'on n'avait point trop remarqués vous bouleversaient.
Mais l'aspect physique, à lui seul, ne pouvait suffire. Si elle rencontrait un homme, elle attendait de lui qu'il fût courageux, drôle, fort, et cependant non dépourvu d'une certaine fragilité, de sensibilité et de délicatesse. Et puis il fallait également que... qu'il... et qu'en outre...
Ce genre de rêverie s'achevait souvent sur un éclat de rire tant la liste, à force de s'allonger, dessinait les contours d'un impossible amour.
Et pourtant, sans le moindre commencement de fait qui inclinât en ce sens, c'est avec une tranquille assurance qu'elle pensait rencontrer un jour l'homme qui changerait à tout jamais sa vie. Cependant, pour ne point faciliter les choses, elle savait que ce n'est point en l'endroit où elle travaillait que se produirait l'illumination du grand amour.
Car Marion de Neuville, bien que baronne - et qu'elle fût de petite noblesse ne retrancherait rien à l'authenticité de celle-ci -, travaillait. Et durement, moins en raison du temps passé à la tâche que de l'éloignement, des horaires et des responsabilités.
En effet, la jeune femme si talentueuse en l'art de la coiffure et celui du maquillage utilisait ses dons pour le bénéfice exclusif des comédiennes. Au début, grâce aux relations de sa mère en les milieux musicaux, c'est à l'Opéra qu'elle s'y consacra. Mais bien vite, elle se laissa convaincre que l'atmosphère de la comédie dite « italienne » y était moins ampoulée.
À cette époque, sur la question du prestige, il n'était point douteux que la Comédie-Française, avec son public d'aristocrates, l'emportait de plusieurs coudées. Créée en 1680 avec la fusion de la troupe de Molière, celle du Théâtre du Marais et de l'Hôtel de Bourgogne, la Comédie-Française, qui se produisait devant la Cour, assurait plus de 300 représentations par an.
Cependant, un peu figée par son statut, la Comédie-Française subissait la rude concurrence de la comédie italienne au public davantage bourgeois qu'aristocratique mais aussi plus simple, plus spontané et donc plus agréable. Et comme les revenus des comédiennes dépendaient du nombre de représentations, on imagine que par effet de ricochet Marion, coiffeuse et maquilleuse des comédiennes, passait des soirées fatigantes.
Si une ou deux de ces comédiennes tentèrent,
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