Le Conseil des Troubles
en vain, de l'humilier en dénigrant la qualité de son travail, les autres, toutes les autres, ne trouvaient qu'à s'en louer, peut-être flattées qu'une authentique baronne s'occupe ainsi de les coiffer et de les farder.
Marion aimait ces filles gentilles, simples et généreuses, parfois fort riches, qui lui glissaient presque de force de fabuleuses gratifications lorsque, la représentation achevée, la jeune baronne les maquillait plus subtilement pour des soirées qui se poursuivaient en privé, et dont elle préférait ne rien savoir. En effet, des bourgeois fort riches et quelques aristocrates qui ne l'étaient pas moins invitaient les comédiennes lesquelles, pour la plupart, ne rechignaient point à accorder leurs faveurs à ceux qui les entretenaient sur un grand pied.
Marion se gardait de tout jugement, et on lui en savait gré car ainsi étaient les choses : les jeunes femmes, comédiennes, coiffeuses ou habilleuses, le travail terminé, vivaient leur vie sans avoir à en rendre compte.
Parfois émues, les jeunes actrices regardaient Marion partir dans la nuit. Habillée en homme pour n'être point importunée en chemin, elle montait sur un vieux cheval et gagnait Auteuil, tout de même assez éloigné du théâtre. Jamais, qu'il pleuve ou qu'il neige, la jeune baronne n'avait accepté d'être accompagnée par un de ces hommes qui, pareils à un essaim de mouches, tournaient autour des comédiennes mais ne la dédaignaient point.
Marion avait même, à deux reprises, giflé des admirateurs trop entreprenants ou empressés, et qu'elle détestait car à travers eux, si l'on ne nuançait pas son jugement, c'est tous les hommes qu'on eût vite méprisés.
La jeune femme s'approcha de la fenêtre. À présent, il pleuvait très fort. Le vent glacé plaquait avec violence la pluie contre les vitres et elle ne distinguait pas même le vieux pommier tout proche, seul arbre du jardinet.
Elle songea à Pégase, son cheval fort âgé, bien à l'abri de la pluie dans son petit compartiment d'écurie grâce au travail intelligent d'un habile charpentier qui n'ignorait rien de l'orientation des vents et des pluies.
Elle se détourna, regardant l'intérieur de la pièce.
Une bougie qui paraissait rosée, le feu dans la cheminée, les flammes qui se reflétaient sur le cuivre rouge des casseroles, une température assez douce quand dehors il faisait si froid... La jeune femme éprouva un fugace sentiment de bonheur en songeant qu'elle avait de la chance, qu'elle était presque heureuse, qu'il ne lui manquait...
— Que l'essentiel!... dit-elle avec amertume.
Les jours, les mois, les années passaient et sa vie entière semblait devoir se dérouler ainsi.
— Que fait-il?... Il pourrait être si heureux, ici!... murmura-t-elle, en plein désarroi, doutant, cette fois, que l'homme qu'elle attendait et espérait se présente jamais à elle.
Puis elle fondit en larmes à l'idée de rejoindre son grand lit glacé...
5.
Tandis que se déroulaient tous ces événements, sur le front sud, où les troupes du duc de Savoie Victor-Amédée II étaient tenues en respect par les Français, un homme tentait, le plus discrètement qu'il fût possible, de passer en France.
Italien, la cinquantaine passée, brun mais grisonnant, très séduisant, il portait - avec une conviction de néophyte - une robe de bure et se faisait appeler Frère Antonio, de l'ordre des Frères mineurs dits également Franciscains.
Monté sur un beau cheval noir qui avançait avec prudence dans la neige, l'homme portait sur le dos un étrange bagage de forme oblongue.
Bien qu'il eût fait montre d'une remarquable adresse lors du passage de frontière, Frère Antonio ne put faire grand-chose lorsqu'il tomba nez à nez avec trois soldats de Victor-Amédée II.
Celui qui semblait les commander, un géant à barbe rousse, barra le passage au franciscain en lui faisant signe de descendre de cheval. L'homme d'Église s'exécuta sans discuter tandis que le soldat lançait d'une voix désagréable :
— Ah ça, moine, c'est un bien beau cheval dont tu disposes là.
Frère Antonio hocha la tête tout en défaisant son bagage qu'il portait dans le dos. Aussitôt, il passa un pistolet dans sa ceinture et sortit une épée du fourreau.
Le geste fut rapide et d'une grande pureté. Il aurait pu éveiller la méfiance des soldats s'il ne leur avait échappé, trop occupés qu'ils se trouvaient à détailler le cheval.
Voyant l'épée en la main du
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