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Le cri de l'oie blanche

Le cri de l'oie blanche

Titel: Le cri de l'oie blanche Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arlette Cousture
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sa
maison pour laisser s’envoler une partie de sa nichée. Choisir ceux de ses
oisillons qui devraient la quitter. Même si ce choix lui paraissait évident,
déterminé par l’âge des enfants, il fouettait la plus ancrée de ses convictions :
donner de l’instruction à chaque petit de sa couvée. C’est l’idée même de ce
sacrifice qui lui dérobait son sommeil.
    À la mi-août, elle ne put plus reporter
l’échéance. Elle invita Rose et Marie-Ange à « veiller » avec elle.
Rose, souriante comme toujours, s’installa à ses côtés avec plaisir.
Marie-Ange, les sourcils froncés, s’inquiéta.
    – Je sais que vous êtes toutes les deux
assez grandes pour comprendre.
    Elle avait dit « vous », mais elle
s’adressait davantage à Marie-Ange.
    – On embauche à la Acme.
    Rose continuait de sourire, inconsciente de
l’implication des propos de sa mère. Marie-Ange, elle, respirait violemment.
    – J’ai rencontré la personne responsable
du personnel. Vous pourriez toutes les deux faire des bons salaires…
    – J’ai pas envie de travailler à la
Acme ! Est-ce que vous vous rendez compte, moman, de ce que vous me
demandez ? Vous voulez que je travaille dans une manufacture !
Qu’est-ce qui vous arrive, moman ?
    Émilie aurait voulu prendre Marie-Ange par
l’épaule. Lui dire qu’elle comprenait sa peine et sa déception. Lui expliquer
qu’ils avaient tous besoin d’elle. La rassurer. Mais elle était lasse.
Tellement lasse. Tellement à court de gentillesse.
    – C’est comme ça, Marie-Ange ! Faut
que quelqu’un m’aide. Rose pis toi, vous allez faire assez d’argent pour nous
nourrir. Dans un an , on verra.
    – Dans un an  !
Dans un an , j’vas avoir presque quinze ans.
Pis vous pensez quand même pas que… que…
    Marie-Ange monta dans sa chambre, en larmes.
Rose regarda sa mère, ne sachant trop si elle devait rire de l’emportement de
sa sœur. Émilie lui demanda de se rapprocher d’elle. La chaleur de Rose la
calma.
    – Comment est-ce que j’vas me
débrouiller, Rose, quand tu seras pas là pour boulanger pis faire les
desserts ? Les gens de la Acme savent pas la chance qu’ils ont de t’avoir.
Ils ont un travail pour toi. Sais-tu ce que tu vas faire ?
    – Des gants.
    – C’est sûr, mais ton travail à toi, ça
va être de couper les fils. C’est toi qui vas regarder si les autres ont pas
oublié de fils. Penses-tu que tu vas aimer ça ?
    Rose, emballée, rassura sa mère, mais sa mère
n’avait pas besoin d’être rassurée. Elle avait expliqué aux gens de la Acme les
« limites » de Rose, et les gens de la Acme lui avaient assuré que
Rose pourrait facilement être « coupeuse de fils ». Quant à
Marie-Ange, elle attendrait le lendemain pour lui répéter que cette situation
ne durerait qu’un an . Qu’elle ne se
permettrait pas de lui faire perdre plus d’une année scolaire, quitte à prendre
elle-même son travail à la manufacture.
    L’humeur de Marie-Ange, reflet exact du temps
qu’il faisait, agaça sa mère et rendit ses frères et sœurs nerveux. Mais Émilie
pouvait comprendre. Marie-Ange était probablement aussi furieuse, aussi
craintive qu’elle-même l’avait été quand, à treize ans, son père l’avait
menacée de la retirer de l’école. Elle essaya de se souvenir de tout ce qu’elle
avait ressenti et de tout ce qu’elle avait fait. Calmée après s’être imprégnée
des sensations qui refaisaient surface, elle décida de parler à Marie-Ange,
mais Marie-Ange, profitant de quelques minutes de solitude, fut plus rapide
qu’elle.
    – C’est pas contre vous que je suis
choquée, moman.
    – Hier soir, tu m’as pas laissé le temps
de t’expliquer pourquoi ça serait juste pour une année, Marie-Ange.
    – Ça, moman, c’est à voir. Peut-être que
l’année prochaine ça va être pire.
    Émilie n’avait pas envisagé cette éventualité.
Pire ? Qu’est-ce qui pourrait être pire ? Elle en voulut un peu à
Marie-Ange d’assombrir davantage un avenir déjà enfoui dans la pénombre.
     
    ***
     
    Le curé Grenier arriva en trombe. Il frappa à
la porte, se colla le nez à la fenêtre et ouvrit aussitôt qu’il vit qu’Émilie
était dans la cuisine.
    – Dérangez-vous pas. C’est moi.
    – Tiens ! bonjour, lui répondit
Émilie joyeusement. Quel bon vent vous amène, monsieur le curé ?
    – Pas un vent, Émilie. Une brise. J’ai
des bonnes nouvelles.
    – D’Abitibi ?
    – Non.

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