Le Dernier Caton
aimant, mais le capitaine plus rapide, s’en empara de ses grosses mains sans me laisser le temps de lire le titre.
— Professeur Salina, professeur Boswell, dit-il en nous obligeant à nous asseoir, j’ai ici entre mes mains un livre, ou plutôt un guide de voyage, qui, je l’espère, nous conduira au Paradis terrestre.
— Tiens ! J’ignorais que les stavrophilakes avaient publié un guide Baedeker, me moquai-je.
Le capitaine me lança un regard furieux.
— Et pourtant cela y ressemble, répliqua-t-il en tournant le livre pour me montrer la couverture.
Pendant un instant, Farag et moi demeurâmes bouche bée, aussi surpris par ce que nous voyions que des religieuses devant une cérémonie vaudoue.
— La Divine Comédie de Dante ! m’exclamai-je.
Ou Glauser-Röist se moquait de nous ou, pis encore, il était devenu complètement fou.
— La Divine Comédie, en effet.
— Celle de Dante Alighieri ? voulut savoir Farag, encore plus surpris que moi.
— Vous en connaissez une autre, vous ?
— C’est que…, balbutia Farag. C’est que, capitaine, il faut bien le reconnaître, cela n’a pas beaucoup de sens. (Il rit doucement, comme si on venait de lui raconter une blague.) Allez, Kaspar, arrêtez de vous moquer de nous, c’est une plaisanterie, n’est-ce pas !
Pour toute réponse Glauser-Röist s’assit sur ma table et ouvrit le livre à la page qui comportait un signet adhésif rouge.
— « Le Purgatoire », récita-t-il comme un écolier appliqué, chant I, vers 31 et suivants. Dante arrive avec son maître Virgile aux portes du Purgatoire :
Je vis près de moi un vieillard solitaire
digne à son air de tant de révérence
qu’aucun fils n’en doit plus à son père.
Sa barbe longue et mêlée de poil blanc
était pareille à ses cheveux, d’où descendait
un double flot sur sa poitrine.
Les rayons des quatre étoiles saintes
ourlaient si bien de lumière son visage
que je le voyais comme face au soleil 10 .
Le capitaine nous regarda dans l’expectative.
— C’est très joli, vraiment, dit Farag.
— Plein de poésie, cela ne fait aucun doute, confirmai-je d’un ton moqueur.
— Mais vous ne comprenez donc pas ? se désespéra Glauser-Röist.
— Que voulez-vous dire ?
— Le vieillard, vous ne le reconnaissez pas ?
À la vue de nos regards stupéfaits et nos mines d’incompréhension totale, le capitaine poussa un soupir résigné, et prit un air de patient instituteur devant des élèves de primaire. Le capitaine poursuivit sa lecture. Virgile oblige Dante à se prosterner respectueusement devant le vieillard, et ce dernier leur demande qui ils sont. Virgile le lui explique, et lui dit qu’à la demande de Jésus et de Béatrice, la bien-aimée de Dante dont ce dernier pleure la mort, il montre à son compagnon les royaumes d’outre-tombe.
Le capitaine tourna une page et récita de nouveau :
Je lui ai montré toute la gent coupable
et maintenant je veux lui montrer ces esprits
qui se purifient sous ton autorité […]
Qu’il te plaise d’approuver sa venue :
il cherche liberté, qui est si chère,
comme sait qui pour elle a refusé la vie.
Tu le sais, car pour toi la mort
ne fut pas amère à Utique où tu laissas
l’habit qui au grand jour sera si clair.
— Utique ! Utique ! m’écriai-je, le vieillard est Caton d’Utique !
— Enfin ! voilà ce que je voulais que vous découvriez, expliqua Glauser-Röist. Caton d’Utique, celui qui donna son nom aux supérieurs de la confrérie des stavrophilakes, est aussi le gardien du Purgatoire dans La Divine Comédie de Dante. Cela ne vous paraît pas significatif ? Vous savez que ce recueil est composé de trois parties : « L’Enfer », « Le Purgatoire » et « Le Paradis ». Chacune a été publiée séparément bien qu’elles fissent partie d’un ensemble. Maintenant, observez les coïncidences entre le texte du dernier Caton et ces vers du « Purgatoire ».
Il feuilleta le livre et chercha sur ma table de travail la copie transcrite du dernier feuillet du manuscrit Iyasus.
— Dans le vers 82, Virgile dit à Caton : « Laisse-nous aller par tes sept règnes », car Dante doit expier les sept péchés capitaux, l’orgueil, l’envie, la colère, la paresse, l’avarice, la gourmandise et la luxure. Un dans chaque cercle ou corniche de la montagne du Purgatoire.
Il prit le feuillet et lut :
« L’expiation des sept graves
Weitere Kostenlose Bücher