Le Dernier Caton
que l’œuvre majeure de la littérature italienne, celle que j’avais réussi à détester au collège tant on nous l’avait fait étudier, pouvait être un précis de savoir ésotérique. Si c’était vraiment le cas…
— Capitaine, vous voulez dire que La Divine Comédie est une sorte de livre initiatique ?
— Non, pas « une sorte de », c’est clairement une œuvre initiatique. Sans aucun doute possible. Vous voulez d’autres preuves ?
— Oui ! s’écria Farag, enthousiaste.
— Chant IX de « L’Enfer », vers 61 à 63 :
Vous qui avez une intelligence saine
observez la doctrine qui se cache
sous le voile de ces vers énigmatiques.
— C’est tout ? demandai-je déçue.
— Vous remarquerez, professeur Salina, m’expliqua Glauser-Röist, que ces vers se trouvent dans le neuvième chant, un chiffre très important pour Dante car, selon ce qu’il affirme dans toutes ses œuvres, Béatrice est le neuf. Ce chiffre, dans la symbolique médiévale des nombres, représente la sagesse, la connaissance suprême, la science qui nous explique le monde en marge de la foi. De plus, cette mystérieuse affirmation se trouve entre les vers 61 et 63 de ce chant. Si vous additionnez les chiffres, vous trouvez sept et neuf. Rappelez-vous que chez Dante rien n’est dû au hasard, pas même une simple virgule. L’Enfer contient neuf cercles où sont logées les âmes des condamnés selon leurs péchés, le Purgatoire, sept corniches, et le Paradis, neuf cercles encore… Sept et neuf, vous comprenez ? Mais je vous ai promis d’autres preuves, je vais vous les donner.
Il me rendait nerveuse à marcher ainsi de long en large, mais je ne crus pas opportun de lui demander de se tenir tranquille. Il paraissait profondément absorbé par son récit :
— Selon l’avis de la majorité des spécialistes, Dante entra dans les Fidei d’Amore en 1283 à l’âge de dix-huit ans, peu de temps après sa deuxième rencontre supposée avec Béatrice. La première eut lieu, selon ses propres dires dans la Vita Nuova, quand tous deux avaient neuf ans. Comme vous le voyez, la deuxième rencontre eut donc lieu neuf ans plus tard. Les Fidei d’Amore constituaient une société secrète qui s’intéressait au renouveau spirituel de la chrétienté. Pensez que nous sommes en train de parler d’une époque au cours de laquelle la corruption régnait sans partage dans l’Église de Rome : richesses, pouvoir, ambition… C’était l’époque du pape Boniface VIII, de triste mémoire. Les Fidei d’Amore prétendaient combattre cette dépravation, et restituer au christianisme sa pureté primitive. On dit que les Fidei d’Amore, la Fede Santa et les franciscains constituaient les trois branches d’un même ordre tertiaire des Templiers. Mais cela, bien sûr, n’a jamais été démontré. Ce qui est certain, c’est que Dante fut formé par des franciscains et maintint toujours d’étroites relations avec eux. Les poètes Guido Cavalcanti, Cino da Pistoia, Lapo Gianni, Forese Donati, Guido Guinizelli, Dino Frascobaldi, Guido Orlandi, et bien d’autres encore, faisaient eux aussi partie des Fidei. Guido Cavalcanti, qui eut toujours la réputation d’être un extravagant et un hérétique, était le chef florentin de cette organisation ; ce fut lui qui fit entrer Dante dans cette société secrète. Ces hommes cultivés, ces intellectuels d’une société médiévale en pleine mutation, étaient des non-conformistes. Ils dénonçaient à grands cris l’immoralité ecclésiastique et les tentatives de Rome pour empêcher les libertés naissantes et l’essor des connaissances scientifiques. Comment, dans ce contexte, La Divine Comédie pourrait-elle être cette grande œuvre religieuse qui encense l’Église catholique, et loue ses valeurs et ses vertus ? C’est impossible. D’ailleurs la lecture la plus simple du texte montre la rancœur de Dante à l’égard de nombreux papes et cardinaux ; il pourfend la hiérarchie ecclésiastique, et la volonté d’enrichissement de l’Église. Néanmoins, les études officielles ont tellement tordu les paroles du poète qu’on lui fait dire ce qu’il ne dit pas.
— Mais quel rapport Dante pouvait bien avoir avec les stavrophilakes ? voulut savoir Farag.
— Excusez-moi, murmura le capitaine, je me laisse emporter. Ce que je veux dire, c’est que Dante a eu en effet des relations avec les stavrophilakes. Il les a connus. Il est même
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