Le Dernier mot d'un roi
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Il respire. Chaque filet d’air sépare ses lèvres et fait un bruit d’herbe froissée que tout le monde écoute sans un mot. La blancheur molle de l’oreiller avale les contours de son visage et donne à la peau sèche, tendue sur les pommettes, la couleur du sable. Le nez paraît plus long, plus près de la bouche, plus important que d’habitude. On préfère regarder les paupières closes, les cils collés par la sueur et se persuader qu’il dort, qu’il se repose, en dépit du frisson qui secoue, par moments, sa main droite recroquevillée sur la couverture.
Nous sommes au château des Forges, en Touraine, près de Chinon, le premier vendredi de mars. Le soleil, voilé par la brume du matin, diffuse dans la chambre, à travers le verre épais des fenêtres, une lumière fragile, comparable à celle du givre qui recouvre, au-dehors, les rives de la Vienne.
Autour du lit, personne ne songe à la mort, même si l’idée flotte dans l’air et caresse les draps. Une pudeur sacrée arrête la pensée. On refuse d’interroger le visage qui dort. On attend simplement que les yeux s’ouvrent et que les lèvres parlent. Chacun retient son souffle car ce sont les lèvres du roi de France.
Il y a, là, des médecins et des conseillers privilégiés, impatients d’entrer en lice. Ils font rempart autour du lit pour se distinguer des domestiques adossés aux murs. Parmi les médecins, on remarque un petit homme au regard aigu, vêtu de bure et chaussé de sandales comme un franciscain. Angelo Cato vient de Bénévent, parle avec aisance le français, l’italien, le latin et mélange à volonté les trois langues. Il sait aussi se taire. Ses deux confrères, Adam Fumée et Jacques Coitier, jalousent sa réussite auprès du roi. Outre ses vertus de thérapeute, le souverain apprécie ses talents d’astrologue, son ministère d’aumônier et son intelligence rompue aux intrigues pontificales. Coitier, pour qui la médecine n’est qu’un moyen d’approcher le pouvoir, souffre d’être dépassé par cet étranger qui lui fait de l’ombre. Il se reproche de ne pas avoir accompagné le roi à Saint-Benoît, la semaine dernière, alors que Cato, lui, n’a pas raté l’occasion : « Il a beau jeu de raconter l’événement à sa manière et de jouer les Samaritains. À l’entendre, il a tout vu, tout mesuré, tout pesé. Sans lui, le roi ne passait pas la journée. »
Philippe de Commynes, arrivé la veille, ne partage pas les sentiments de Coitier. La politique lui a appris à se méfier des caractères entiers qui raisonnent à coups de hache. Leur simplicité brouille les cartes pour avoir ignoré les nuances du jeu ou les avoir écrasées. Commynes préfère les natures complexes, déroutantes, certes, mais capables de ménager d’heureuses surprises : séduire un adversaire, éventer des ruses, résoudre un mystère, autant de prouesses à la portée de l’aumônier. Commynes ne le connaît que depuis hier, ne l’a écouté qu’un instant et, déjà, recherche sa compagnie : « Son récit m’a troublé. Ses conclusions aussi. Selon lui, si le roi a perdu connaissance, il n’a pas, pour autant, perdu l’esprit. Cette parole ambiguë m’a paru claire sur le moment, à cause d’un sourire qu’il a esquissé. Ce qui m’impressionne, c’est le mot italien qu’il a choisi pour décrire le mal : percussione . Une percussion sous le crâne, est-ce possible ? On pense à un tremblement de terre : terremoto . Je n’ai pas inventé le mot. Il a dû le prononcer. Moi, je dirais plutôt “tremblement de trône”. »
Maintenant, Commynes voudrait savoir pourquoi on l’a averti si tard, alors que d’autres étaient prévenus depuis longtemps, notamment Jean de Daillon, Pierre de Rohan, Charles d’Amboise et son fils Louis : « Cela fait plus d’une semaine qu’ils logent ici et qu’ils se consultent. Je présume qu’ils ne désiraient pas me voir. » Commynes se trompe en partie. À plusieurs reprises, Pierre de Rohan a déploré son absence devant les autres qui faisaient la sourde oreille ou haussaient les épaules.
En période de crise, personne ne se fie à personne. Pourtant, chacun cherche âprement un allié. On multiplie les démarches, on se démène pour noyer son anxiété comme d’autres comptent sur l’alcool pour desserrer leur cœur. Rohan
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