Le dernier royaume
dans
l’obscurité.
— As-tu peur ? demandai-je avec mépris. Ce sont
eux qui ont peur ! Leurs augures sont défavorables, ils pensent qu’ils
vont être défaits, et ils ne veulent surtout pas affronter les hommes du
Defnascir dans l’aube blême. Nous les ferons hurler comme femmes, nous les
tuerons et les enverrons dans l’enfer des Danes !
Voilà à quoi se borna mon discours avant la bataille.
J’aurais dû parler davantage, mais j’étais inquiet, car je devais partir le
premier, et seul. Leofric et Edor ne lanceraient les cent hommes que s’ils
voyaient les Danes courir à leurs navires. Si je ne pouvais les incendier, les
Danes vaincraient, le Wessex périrait et avec lui toute l’Anglie.
— Reposez-vous, maintenant, conclus-je gauchement. Il
reste trois ou quatre heures jusqu’à l’aube.
Je retournai au rempart, où le père Willibald me tendit un
crucifix sculpté dans un fémur de bœuf.
— Désires-tu la bénédiction de Dieu ? me
demanda-t-il.
— Ce que je désire, mon père, dis-je, c’est votre cape.
(Il portait une belle cape de laine teinte en brun et munie d’une capuche. Il
me la donna et je la nouai sur mes épaules, dissimulant ainsi ma cotte de
mailles trop brillante.) Et à l’aube, mon père, continuai-je, je veux que vous
restiez ici. Les berges de la rivière ne sont pas pour les prêtres.
— Si des hommes y meurent, répliqua-t-il, c’est là-bas
qu’est ma place.
— Vous voulez aller au paradis demain matin ?
— Non.
— Alors, restez ici.
L’inquiétude m’avait fait parler plus durement que je ne le
voulais. Puis vint le moment du départ, car, malgré la nuit encore noire,
j’avais besoin de temps pour passer les lignes danes. Leofric m’accompagna
jusqu’au flanc nord de Cynuit, qui était plongé dans l’ombre. Je lui confiai
mon bouclier.
— Je n’en ai point besoin, dis-je. Il ne ferait que
m’encombrer.
— Tu es un insolent coquin, Bout-de-Cul. Le sais-tu ?
— Est-ce mal ?
— Non, mon seigneur, répondit Leofric, plaçant grande
louange dans ce mot. Dieu soit avec toi, ajouta-t-il. Quel qu’il soit.
Je portai la main à mon amulette et la glissai sous ma cotte
de mailles.
— Accours avec tes hommes dès que tu vois les Danes
rejoindre leurs navires.
— Nous serons prompts, promit-il. Si le marécage nous
le permet.
J’avais vu des Danes traverser de jour le marais et j’avais
remarqué que le sol était mou, sans être boueux.
— Tu pourras le traverser rapidement, estimai-je en
ramenant le capuchon sur mon casque. Il est temps.
Leofric ne dit mot tandis que je me laissais tomber du haut
du rempart dans le fossé. À présent, j’allais devenir une ombre qui marche. Mon
rêve d’enfant devenait réalité, vie et mort. Je touchai la garde de
Souffle-de-Serpent pour me porter chance et traversai le fossé. Je continuai à
progresser, accroupi puis, à mi-chemin de la pente, je me couchai à plat ventre
et rampai tel un serpent noir sur l’herbe, pouce par pouce, vers un espace entre
deux feux mourants.
Les Danes sommeillaient. Je les voyais assis près des feux,
et quand j’eus quitté l’ombre de la colline, le clair de lune fut suffisant
pour me trahir dans la prairie broutée par les moutons. Mais je me déplaçais
tel un fantôme, un spectre rampant, lentement, sans un bruit, telle une ombre
dans l’herbe. Il leur aurait suffi de lever les yeux ou de se promener entre
les feux, mais ils n’entendirent, ne virent ni ne soupçonnèrent rien. Cela me
parut une éternité, mais je franchis leurs lignes sans jamais approcher un Dane
à moins de vingt pas. Une fois le marécage atteint, des touffes d’herbes
m’offrirent le couvert et je pus avancer plus vite dans la vase et l’eau peu
profonde. Ma seule inquiétude fut provoquée par un oiseau que je dérangeai de
son nid et qui poussa un cri en battant des ailes. Je sentis les Danes scruter
l’obscurité, mais je restai immobile, aussi noir que l’ombre. J’attendis dans
le silence, l’eau s’infiltrant sous ma cotte de mailles, tout en priant Hoder,
le fils aveugle d’Odin et dieu de la nuit.
Veille sur moi, priai-je, regrettant de ne point lui
avoir offert de sacrifice. Je songeai qu’Ealdwulf m’observait depuis les cieux
et je me jurai qu’il serait fier de moi. Car je faisais ce qu’il avait toujours
souhaité : j’allais porter le fer de Souffle-de-Serpent contre les Danes.
Je continuai derrière les sentinelles, vers
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