Le dernier royaume
d’homme à homme sur un champ de
bataille. J’étais à la colline d’Æsc, et dans les autres batailles de ce
lointain été, mais je n’avais pas fait partie du mur de boucliers. Demain, pensai-je, demain. Et comme Odda, je souhaitais que l’armée d’Alfred arrive en
renfort, mais je savais qu’il n’en serait rien.
— Ils nous dépassent en nombre, répéta Odda. Et
certains de mes hommes n’ont que des faucilles pour armes.
— Une faucille peut tuer, dis-je. (C’était une
sottise : je n’aurais pas voulu affronter un Dane si je n’avais été muni
que d’une faucille.) Combien sont correctement armés ?
— La moitié, je pense.
— Alors, ils seront en première ligne. Les autres
ramasseront les armes des ennemis tombés.
Je ne savais pas ce que je disais, mais j’avais l’air sûr de
moi. La peur travaille un homme, mais l’assurance combat la peur.
Odda se tut et contempla les silhouettes des navires.
— Ta femme et ton fils vont bien, dit-il enfin.
— Tant mieux.
— Mon fils n’a agi que pour les sauver.
— En espérant que j’étais mort.
Il haussa les épaules.
— Mildrith est venue vivre avec nous après la mort de son
père et il s’est épris d’elle. Il ne voulait causer nul mal et n’en a point
fait. (Il tendit la main et, à la faible clarté de la lune, je vis au creux de
sa paume une bourse en cuir.) Le reste du prix de l’épouse.
— Donne-le moi après la bataille, mon seigneur. Et si
je meurs, donne-le à Mildrith.
Une chouette passa au-dessus de nous à tire-d’aile et je me
demandai ce que signifiait cet augure. Au loin, bien au-delà de la Pedredan, un
feu minuscule brillait. Cela aussi, c’était un augure, mais je fus incapable de
le déchiffrer.
— Mes hommes sont vaillants, dit Odda, mais s’ils sont
débordés sur leurs flancs ? (La peur le tenaillait toujours.) Ce serait
préférable si Ubba attaquait.
— Ce serait préférable, certes, mais il n’en fera rien
si les runes ne l’y contraignent pas.
La destinée est tout. Ubba le savait, et c’est pourquoi il
lisait les signes des dieux. Je savais que la chouette était de ces signes.
Elle avait volé au-dessus de nous, vers les navires danes, et rejoint le feu
lointain sur le rivage de la Sæfern. Soudain, je me rappelai les quatre navires
du roi Edmond arrivant sur la grève d’Estanglie et les flèches enflammées
criblant les navires danes. Et je me rendis compte que je savais finalement
déchiffrer les augures.
— Si les Danes sont débordés, ce sont eux qui mourront.
C’est pourquoi nous devons les déborder.
— Comment ? demanda-t-il aigrement. (Il ne voyait
que le massacre de l’aube : une attaque, un combat, une défaite. Mais moi,
j’avais vu la chouette. Elle avait survolé les navires vers le feu, et c’était
un signe. Il fallait brûler les vaisseaux.) Comment les déborderons-nous ?
répéta Odda.
Je gardai le silence. Si je suivais l’augure, nous devrions
diviser nos forces, et c’était l’erreur qu’avaient commise les Danes à la
colline d’Æsc. Mais Odda était venu me trouver parce que j’avais défié Ubba.
J’étais le seul à Cynuit à avoir foi en la victoire et c’est ce qui fit de moi
le chef, malgré mon âge. L’ealdorman Odda, qui aurait pu être mon père,
quémandait mon soutien, à moi qui n’avais jamais combattu dans le grand mur de
boucliers. Mais j’étais jeune, j’étais arrogant, et les augures m’avaient dit
ce que je devais faire. Aussi m’en ouvris-je à Odda.
— As-tu jamais vu les sceadugengan ?
demandai-je. (Pour toute réponse, il se signa.) Quand j’étais enfant, je rêvais
d’eux. Je sortais la nuit et j’ai appris à me fondre en elle pour les
rejoindre.
— Quel est le rapport avec l’aube ? demanda-t-il.
— Donne-moi cinquante hommes. Ils se joindront aux
miens, et à l’aube nous attaquerons là-bas, dis-je en désignant les navires.
Nous commencerons par brûler leurs vaisseaux.
Odda jeta un regard vers les feux les plus proches qui
indiquaient les postes des sentinelles ennemies dans la prairie.
— Ils te verront arriver et tu seras accueilli.
Il ne pouvait concevoir que cent hommes descendent sur la
crête du Cynuit, franchissent le cordon des sentinelles et traversent sans
bruit le marais. Il avait raison.
— Quand les Danes verront brûler leurs vaisseaux,
dis-je, ils courront à la rivière, et non à la prairie. Et les berges longent
des marais. Ils ne
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