Le dernier royaume
qu’elle l’avait jamais été avec son peuple. En tant
qu’esclave, elle devait rester dans le camp et faire la cuisine, mais un matin
que nous partions en expédition elle se hissa sur la selle derrière moi.
Ragnar, amusé, la laissa nous accompagner.
Ce jour-là, nous poussâmes loin dans le Sud, quittant les
marécages pour gagner une région de collines boisées où se trouvaient de riches
fermes et un monastère plus prospère encore. Brida éclata de rire quand Ragnar
occit l’abbé et ensuite, alors que les Danes récoltaient leur butin, elle me
prit par la main et m’emmena jusqu’à une ferme déjà pillée par les hommes de
Ragnar. Brida la connaissait, car sa tante venait fréquemment y prier.
— Elle voulait des enfants, m’expliqua-t-elle. Mais
elle n’a eu que moi.
C’était une ferme romaine, me dit-elle, bien que tout comme
moi elle n’eût qu’une vague idée de qui étaient vraiment les Romains. Elle
savait seulement qu’ils avaient autrefois habité l’Anglie puis en étaient
partis. J’avais déjà vu de nombreux bâtiments romains – il y en avait
quelques-uns à Eoferwic, délabrés, colmatés avec du torchis et chaumés –,
tandis que cette ferme donnait l’impression que les Romains venaient de la
quitter.
C’était étonnant. Les murs étaient de pierres parfaitement
taillées, carrées et soigneusement jointoyées, et le toit couvert de tuiles
bien ajustées et dessinant un motif.
À l’intérieur s’étendait une cour ceinte d’un péristyle, et
sur le sol de la plus grande salle figurait une incroyable image faite de
milliers de petits cailloux colorés. Je restai bouche bée devant le poisson
bondissant qui tirait un chariot où se dressait un homme barbu, armé d’un
trident comme mon adversaire dans le village de Brida. Autour de l’image, une
frise représentait des lièvres se poursuivait à travers des guirlandes de
feuilles. Il y avait d’autres fresques sur les murs, mais leurs couleurs
avaient pâli ou coulé avec l’eau qui ruisselait du toit.
— C’était la demeure de l’abbé, me dit Brida en
m’entraînant dans une petite pièce où l’un des moines gisait dans une mare de
sang. Il m’y a fait venir.
— Il a fait cela ?
— Et m’a dit d’ôter mes vêtements.
— Il a fait cela ? répétai-je.
— Je me suis enfuie, répondit-elle sans émotion. Et ma
tante m’a battue. Si j’étais restée, il nous aurait récompensées.
Nous visitâmes la maison et je m’étonnai. Nous savions
planter des poteaux dans le sol, tailler poutres et solives et les recouvrir de
chaume de seigle ou d’orge, mais les poteaux pourrissaient, le chaume
moisissait et les maisons s’affaissaient. L’été, il y faisait sombre comme en
plein hiver, toute l’année, on y suffoquait dans la fumée, et l’hiver elles
empestaient le bétail. Pourtant, cette bâtisse était lumineuse et propre. Nulle
vache ne devait avoir jamais crotté sur l’homme au chariot tiré par un poisson.
C’était troublant de penser que, d’une certaine manière, nous retournions dans
les ténèbres et ne serions jamais capables de construire rien d’aussi parfait
que ce bâtiment.
— Les Romains étaient chrétiens ? demandai-je à
Brida.
— Je ne sais. Pourquoi ?
— Pour rien.
Pour moi, les dieux récompensaient ceux qu’ils chérissaient
et j’aurais aimé savoir quels dieux veillaient sur les Romains. J’espérais
qu’ils adoraient Odin, mais je me rappelai soudain que le pape vivait à Rome et
Beocca m’avait enseigné que ce très saint homme était le chef de tous les
chrétiens. Son nom, je m’en souvenais, était Nicolas. Brida se moquait
éperdument des dieux des Romains. Elle préféra s’agenouiller pour explorer un
trou dans le sol qui semblait mener à une cave minuscule.
— Peut-être étaient-ce des elfes qui y vivaient ?
avançai-je.
— Les elfes habitent les forêts, protesta Brida.
Elle décida que l’abbé y avait peut-être caché des trésors
et m’emprunta mon épée pour en agrandir l’orifice. Ce n’était pas une véritable
épée, tout au plus une spathe, un très long coutelas ; mais je la portais
fièrement, car c’était un présent de Ragnar.
— Ne brise point la lame, lui dis-je.
Elle me tira la langue et effrita le mortier tandis que je
retournais dans la cour et contemplais un bassin d’eau verte et visqueuse qui,
j’en étais sûr, avait dû être limpide. Une grenouille nagea jusqu’à
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