Le dernier royaume
parler ce soir après le souper, mais comme je t’ai vu dans le
jardin, j’ai pensé que nous pourrions le faire maintenant.
Il sourit et, rustre que j’étais, je me renfrognai. Brida
s’assit près de la porte avec Nihtgenga.
— J’ai appris de l’ealdorman Æthelred que tu étais un
redoutable guerrier, Uhtred, reprit Alfred.
— J’ai eu de la chance, mon seigneur.
— La chance est avec nous, d’après mes soldats. Je n’ai
point encore conçu une théologie de la chance et ne le ferai peut-être jamais.
La chance existe-t-elle, si c’est Dieu qui dispose ? (Il fronça un instant
les sourcils, songeant d’évidence à ce paradoxe, puis délaissa la question.)
J’imagine donc que j’avais tort de vouloir t’encourager à devenir prêtre ?
— Il n’y a rien de mal à encourager, mon seigneur. Mais
je n’ai nulle envie d’être prêtre.
— Tu t’es donc évadé. Pourquoi ?
— Je suis retourné chercher mon épée.
Je regrettai à cet instant de n’avoir pas Souffle-de-Serpent
avec moi, car je détestais en être privé, mais le garde du palais avait pris
toutes mes armes, même le petit couteau dont j’usais aux repas.
Il hocha gravement la tête, comme si c’était une bonne
raison.
— C’est une épée particulière ?
— La meilleure au monde, mon seigneur.
Il sourit, reconnaissant l’enthousiasme irraisonné de la
jeunesse.
— Tu es donc retourné auprès du jarl Ragnar ?
(J’acquiesçai sans un mot.) Qui ne te gardait pas prisonnier, Uhtred, dit-il
sévèrement. Cela n’a jamais été le cas, en vérité, n’est-ce pas ? Il te
traitait comme son fils.
— Je l’aimais, bafouillais-je.
Il plongea ses yeux très clairs dans les miens et je me
sentis mal à l’aise.
— Pourtant, à Eoferwic, continua-t-il du même ton
calme, on dit que c’est toi qui l’as tué.
J’étais si déconcerté que je ne sus que répondre. Mais
pourquoi étais-je aussi surpris ? Que pouvait prétendre d’autre
Kjartan ?
— Ils mentent, coupa Brida.
— Vraiment ? me demanda Alfred, toujours sur le
même ton.
— Ils mentent, répétai-je, tremblant de colère.
— Je n’en ai jamais douté, dit-il. (Il posa plumes et
couteau et se pencha sur la pile de parchemins qu’il feuilleta. Il en sortit un
et le lut.) Kjartan ? Est-ce ainsi que cela se prononce ?
— Kjartan, corrigeai-je, prononçant le j comme
un y.
— Jarl Kjartan, à présent, dit Alfred. Il est
considéré comme un grand seigneur. Il possède quatre navires.
— Tout cela est écrit ?
— C’est pourquoi tu es ici. Pour m’en dire davantage
sur mes ennemis. Savais-tu qu’Ivar le Sans-Os était mort ?
Je portai instinctivement la main à mon amulette, que je
cachais sous mon bliaud.
— Non.
Je redoutais tant Ivar que j’imaginais qu’il était immortel,
mais Alfred disait la vérité. Ivar le Sans-Os était mort.
— Il a été tué dans une bataille avec les Irlandais. Et
le fils de Ragnar est rentré en Northumbrie avec ses hommes. Affrontera-t-il
Kjartan ?
— S’il sait que Kjartan a tué son père, il l’étripera.
— Le jarl Kjartan a juré de son innocence, dit Alfred.
— En ce cas, il ment.
— C’est un Dane, dit Alfred. Et la vérité n’est point
en eux.
Il me jeta un regard oblique, sans doute pour les nombreux
mensonges que je lui avais débités au cours des années. Puis il se leva et fit
les cent pas dans la petite pièce. J’étais là pour lui parler des Danes, mais
pour le moment, c’était lui qui parlait. Le roi Burghred de Mercie, disait-il,
était las de la domination des Danes et avait décidé de fuir à Rome.
— À Rome ?
— J’y suis allé deux fois durant mon enfance. C’est une
ville où règne le désordre, dit-il d’un ton grave. Mais l’homme s’y sent proche
de Dieu, et c’est un lieu qui sied à la prière. Burghred est un faible, et
maintenant qu’il n’est plus là, les Danes envahiront ses terres. Ils seront
alors sur nos frontières et s’avanceront jusqu’à Cirrenceastre. (Il me fixa.)
Kjartan sait que tu es en vie.
— Vraiment ?
— Bien sûr. Les Danois ont des espions tout comme nous. (Et ceux d’Alfred, songeai-je, devaient être efficaces, pour qu’il en
sache autant .) Kjartan se soucie-t-il que tu sois en vie ?
poursuivit-il. Si tu dis vrai concernant la mort de Ragnar, Uhtred, il s’en
soucie, car tu peux le démasquer. Et si Ragnar le Jeune apprend la vérité de
toi,
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