Le dernier royaume
Kjartan craindra certainement pour sa vie. Il est donc dans son intérêt de
te tuer. Je te dis cela simplement pour que tu puisses décider si tu veux
revenir à Cirrenceastre, où les Danes exercent… de l’influence. Tu seras plus
en sécurité au Wessex, mais combien de temps le Wessex tiendra-t-il ? Ubba
a envoyé des hommes en Mercie. Le connais-tu ?
— Je l’ai rencontré bien des fois.
— Parle-moi de lui.
Je lui racontai ce que je savais : Ubba était un grand
guerrier, bien que fort superstitieux. Cela intrigua Alfred, qui voulut tout
savoir sur Storri le sorcier et les bâtons de runes. Je lui expliquai qu’Ubba
livrait bataille seulement lorsque les runes lui prédisaient la victoire.
Cependant, une fois lancé, il était d’une terrible férocité au combat. Alfred
consigna tout cela puis demanda si je connaissais Halfdan, le plus jeune frère,
mais je ne l’avais rencontré que très brièvement.
— Halfdan parle de venger Ivar, dit Alfred. Il est donc
possible qu’il ne revienne point en Wessex. Pas de sitôt, en tout cas. Les
Danes viendront l’an prochain, et nous pensons qu’Ubba sera à leur tête.
— Ou Guthrum, avançai-je.
— Je ne l’ai pas oublié. Il est en Estanglie, à
présent. Que sais-tu de Guthrum ?
Cette fois encore, il nota mes paroles. L’os que portait
Guthrum dans ses cheveux l’intrigua et il frémit quand je lui fis part du désir
de Guthrum de tuer tous les Angles.
— C’est une tâche plus difficile qu’il le pense,
ironisa-t-il. (Il reposa sa plume et recommença à faire les cent pas.) Il y a
différentes sortes d’hommes, et certains sont plus redoutables que d’autres. Je
craignais Ivar le Sans-Os, car il était froid et calculateur. Ubba ? Je ne
sais, mais je le crois dangereux. Halfdan ? Un brave, mais à la tête vide.
Guthrum ? Celui qu’il faut le moins craindre.
— Le moins ?
J’en doutais. Guthrum était peut-être surnommé le
Malchanceux, mais c’était un chef de grande envergure commandant une multitude
d’hommes.
— Il pense avec son cœur, Uhtred, dit Alfred, et non
avec sa tête. On peut changer le cœur d’un homme, mais pas ce qu’il a dans la
tête.
Je me rappelle avoir pensé qu’il débitait des sottises, mais
il avait raison. Pas dans tous les domaines, car il essaya de me changer sans y
jamais parvenir.
— Mais Guthrum nous attaquera ? demanda Alfred.
— Il veut diviser votre armée, dis-je. Attaquer par la
terre et par la mer, pendant que les Bretons attaqueront depuis le Pays de
Galles.
— Comment le sais-tu ? me demanda Alfred en me
fixant gravement.
Je lui racontai la visite de Guthrum chez Ragnar et la
longue conversation dont j’avais été témoin. La plume d’Alfred grattait le
parchemin en projetant de petites éclaboussures.
— En d’autres termes, conclut-il sans cesser d’écrire,
Ubba viendra de Mercie par la terre, et Guthrum d’Estanglie par voie de mer.
(Il se trompait, mais sur le moment cela semblait probable.) Combien de navires
peut armer Guthrum ?
— Soixante-dix ? avançai-je, n’en sachant rien.
Cent ?
— Bien plus que cela, me corrigea Alfred. Et je ne puis
en construire ne serait-ce que vingt. As-tu navigué, Uhtred ?
— Bien des fois.
— Avec les Danes ?
— Avec eux.
— Voici ce que je voudrais que tu fasses. (Au même
instant, une cloche sonna quelque part dans le palais, et il s’interrompit
aussitôt.) La prière, dit-il en posant sa plume. Tu viendras.
Ce n’était pas une question, mais un ordre.
— J’ai à faire, dis-je, ajoutant après un
silence : mon seigneur.
Il me regarda, surpris, car il n’avait point l’habitude
qu’on s’opposât à ses volontés, surtout quand il s’agissait de prier, mais je
pris une expression butée et il n’insista pas. J’entendis des sandales claquer
sur les dalles dans le corridor et il nous congédia, tandis qu’il se hâtait de
rejoindre les moines. Un moment plus tard, nous entendîmes chanter un psaume.
Brida et moi quittâmes le palais pour la ville, où nous trouvâmes une taverne
qui vendait une ale correcte. Alfred ne m’en avait point proposé. On nous jeta
des regards soupçonneux, à cause des bracelets ciselés de runes et de nos
étranges accents, mais on pesa et éprouva un peu de notre argent et
l’atmosphère méfiante disparut lorsque le père Beocca arriva et nous
apostropha :
— Je remue ciel et terre pour vous trouver. Alfred
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