Le dernier royaume
vous
attend.
— Il voulait que j’aille prier.
— Il désire que tu dînes avec lui.
Je bus une gorgée d’ale.
— Dussé-je vivre cent ans, mon père…
— Je prie pour que tu vives plus encore, coupa-t-il.
Pour que tu vives plus vieux que Mathusalem.
Je me demandai de qui il s’agissait.
— Dussé-je vivre cent ans, répétai-je, j’espère ne
jamais plus partager de repas avec Alfred.
Il secoua tristement la tête, mais s’assit avec nous et
commanda une chope d’ale. Tendant la main, il tira le lacet de cuir de sous mon
justaucorps et sortit mon amulette.
— Tu m’as menti, Uhtred, dit-il d’un ton réprobateur.
Quand tu as échappé au père Willibald, nous nous sommes renseignés. Tu n’as
jamais été prisonnier ! Tu étais traité comme un fils.
— C’est vrai, concédai-je. Vous auriez fait de moi un
clerc, mon père, et les Danes m’ont élevé en guerrier. Et c’est de guerriers
que vous aurez besoin quand ils reviendront.
Beocca comprenait, mais cela ne le consolait pas. Il regarda
Brida.
— Et toi, jeune dame, j’espère que tu n’as point
menti ?
— Je dis toujours la vérité, mon père, répondit-elle
d’une toute petite voix. Toujours.
— Cela est bon. (Il glissa mon amulette dans mon
encolure.) Es-tu chrétien, Uhtred ? demanda-t-il.
— Vous m’avez vous-même baptisé, mon père, éludai-je.
— Nous ne vaincrons point les Danes sans la foi, dit-il
gravement. Puis, avec un sourire : mais feras-tu ce que désire
Alfred ?
— J’ignore ce qu’il souhaite. Il est parti s’abîmer les
genoux avant de pouvoir me l’annoncer.
— Il désire que tu serves sur l’un des navires qu’il
construit. (Je restai bouche bée.) Nous en construisons, Uhtred, poursuivit-il,
enthousiaste. Pour combattre les Danes, mais nos marins ne sont point soldats.
Ils ne sont que… eh bien, marins ! Et pêcheurs, bien sûr, et marchands,
mais nous avons besoin d’hommes qui puissent leur enseigner les manœuvres des
Danes. Leurs navires ne cessent de piller nos côtes. Ils accostent, brûlent,
tuent, capturent des esclaves et disparaissent. Mais avec des navires, nous
pouvons les combattre. (Il ponctua sa phrase d’un coup de poing de sa main
infirme et frémit de douleur.) Voilà ce que désire Alfred.
Je jetai un coup d’œil à Brida qui haussa discrètement les
épaules, comme pour soutenir Beocca.
Je pensai aux deux Æthelred, le père et le fils, qui me
détestaient. Je me rappelai ma joie quand je naviguais, le vent qui tendait les
cordages, les rames qui scintillaient dans le soleil, les chants des rameurs,
le frémissement du gouvernail et le bouillonnement de l’eau verte sur la
quille.
— Bien sûr que j’accepte.
— Dieu soit loué, répondit Beocca.
Je fis la connaissance d’Æthelflæd avant de quitter
Wintanceaster. Elle avait trois ou quatre ans, des cheveux d’or, et babillait
sans cesse. Elle jouait dans le jardin devant les appartements d’Alfred avec
son père et une poupée de chiffons. Je me souviens de son rire, qui ne l’a
jamais quittée. Alfred était bon avec elle. La plupart du temps, il était
solennel et dévot, mais avec les enfants il devenait joueur et je l’appréciai
presque en le voyant cacher la poupée de sa fille derrière son dos. Je me
rappelle aussi qu’elle se précipita sur Nihtgenga pour le caresser et
qu’Ælswith la rappela.
— Ne touche point ce chien pouilleux.
Elle jeta un regard aigre à Brida et murmura : « Scrœtte ! ».
Cela voulait dire catin, et Brida comme Alfred firent comme s’ils n’avaient
rien entendu. Ælswith m’ignora, mais cela m’était égal, car Alfred avait appelé
un serviteur qui déposa un casque et une cotte de mailles sur l’herbe.
— Pour toi, Uhtred, dit Alfred.
Le casque d’acier resplendissant avait sur le dessus une
bosse faite par une arme. Il avait été poli au sable et au vinaigre, et portait
un heaume dont les deux trous ressemblaient aux orbites d’un crâne. La cotte
était bonne, bien que percée au cœur par une épée ou une lance, mais elle avait
été réparée par un bon forgeron.
— Nous les avons pris à un Dane à la colline d’Æsc, dit
Alfred sous le regard réprobateur d’Ælswith.
— Mon seigneur, dis-je en mettant un genou en terre et
en lui baisant la main.
— Ils sont à toi en échange d’une année de service,
rien de plus.
— Je vous la donne, répondis-je en scellant ma promesse
d’un autre
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