Le dernier royaume
point les offenser. Les
Danes exigeaient tantôt bétail, tantôt vivres ou argent, et il n’avait d’autre
choix que de céder.
Et si j’avais eu alors un peu d’intelligence, j’aurais
compris qu’Alfred étendait son emprise sur les régions méridionales de la
Mercie. Car les messagers d’Alfred ne cessaient de sillonner les terres et de
pousser les seigneurs à envoyer leurs guerriers renforcer l’armée du Wessex.
J’aurais dû m’inquiéter de ces envoyés saxons, mais j’étais
trop préoccupé par les intrigues d’Æthelred pour y prêter attention.
L’ealdorman ne m’aimait guère, mais son fils aîné, nommé comme lui Æthelred, me
détestait. Il était d’un an mon cadet mais, très conscient de son rang, il
haïssait les Danes. Il détestait également Brida, surtout parce qu’il avait
tenté de la trousser et n’avait reçu pour sa peine qu’un coup de genou dans
l’entrejambe. Après quoi elle avait été reléguée aux cuisines et me prévint dès
le premier jour de ne pas toucher au brouet. Je m’en abstins, et tous les
autres convives souffrirent de coliques pendant les deux jours suivants, à
cause des baies de sureau et de la racine d’iris qu’elle y avait mêlées.
Pour mon oncle, j’étais un fardeau. J’étais bien trop jeune,
fier et indiscipliné ; mais comme j’étais aussi un membre de sa famille et
un seigneur, l’ealdorman Æthelred me supportait et n’était que trop content de
me laisser poursuivre les pillards gallois en compagnie de Tatwine.
Au retour de l’une de ces expéditions, je trouvai le père
Willibald assis au coin du feu. Je ne le reconnus tout d’abord pas, ni lui non
plus, et je passai à côté de lui, avec mon manteau de cuir, mes hautes bottes,
mon bouclier et mes deux épées. J’aperçus simplement une silhouette devant les
braises.
— Y a-t-il à manger ici ? demandai-je.
— Uhtred ! dit-il. (Je me retournai et scrutai la
pénombre. C’est alors qu’il siffla comme un merle et que je le reconnus.)
Est-ce Brida qui est avec toi ? demanda le jeune prêtre.
Elle était, elle aussi, vêtue de cuir et portait une épée
galloise à sa ceinture. Tatwine et les autres soldats entrèrent, mais Willibald
ne leur prêta point attention.
— Je t’espère en bonne santé, Uhtred.
— Je le suis, mon père. Et vous ?
— Je vais très bien.
Il sourit, souhaitant manifestement que je lui demande ce
qu’il faisait chez Æthelred, mais je fis mine de ne m’en point soucier.
— Vous n’avez pas été châtié pour nous avoir
perdus ? demandai-je.
— Dame Ælswith a été fort courroucée, avoua-t-il, mais
Alfred n’a point semblé s’en troubler. Cependant, il a réprimandé le père
Beocca.
— Beocca ? Pourquoi donc ?
— Parce que Beocca l’avait convaincu que tu voulais
échapper aux Danes et qu’il s’était trompé. Cependant, il n’y a point de mal,
sourit-il. Et Alfred m’a envoyé te mander.
— Alfred vous a envoyé me mander, répétai-je sans
émotion. Il veut toujours que j’apprenne à lire ?
— Il veut te voir, mon seigneur.
Je lui jetai un regard soupçonneux. Je me faisais appeler
seigneur, ce que j’étais par ma naissance, mais j’étais encore marqué par
l’esprit dane selon lequel la noblesse ne se donnait pas mais se gagnait, et je
ne l’avais point encore gagnée. Cependant, Willibald me témoignait du respect.
— Pourquoi veut-il me voir ?
— Il souhaiterait te parler, répondit le prêtre, et une
fois votre conversation terminée, tu auras toute liberté de revenir ici ou en
quelque lieu qu’il te plaira.
Brida m’apporta un peu de pain dur et de fromage. Je mangeai
pensivement.
— De quoi me veut-il parler ? demandai-je à
Willibald. De Dieu ?
Il soupira.
— Alfred est roi depuis deux ans, Uhtred, et durant ce
temps il n’a pensé qu’à deux choses. Dieu et les Danois, et il sait que tu ne
peux en rien l’aider pour le premier.
Je souris. Les chiens d’Æthelred s’étaient réveillés en
entendant Tatwine et ses hommes monter se coucher sur les plates-formes. L’un
d’eux s’approcha pour quémander à manger et je caressai son poil rêche en
songeant à l’amour que portait Ragnar à ses chiens. Il était au Valhalla, désormais,
à festoyer, brailler, se battre, trousser des femmes et s’enivrer, et j’espérai
qu’il y avait des chiens, dans le paradis des Norois, des sangliers et des
lances tranchantes comme rasoirs.
— Il
Weitere Kostenlose Bücher