Le fantôme de la rue Royale
du commerce, dit Nicolas conciliant et qui se gardait des premières impressions, même si l’expérience lui en avait confirmé la pertinence.
La dame en question réapparut et les invita à pénétrer dans une sorte de bureau. Derrière une table de bois, couverte d’échantillons de peaux, deux hommes se tenaient, comme sur leurs gardes. Le plus âgé était assis, les bras croisés ; l’autre, debout, s’appuyait d’une main au dossier du fauteuil. Nicolas, toujours sensible aux impressions fugitives, perçut une odeur qu’il connaissait bien, ce mélange que dégage la bête aux abois ou le prévenu qu’on interroge. Cette odeur imperceptible à tout autre qu’à lui se superposait aux âcres relents des fourrures qui empoissaient l’atmosphère de la boutique. L’attitude des deux hommes n’était pas celle d’honnêtes commerçants s’apprêtant à vanter la qualité de leur marchandise. Le plus âgé prit la parole.
— Ces messieurs souhaitent sans doute profiter de nos occasions ? J’ai là bien des articles qui pourront les intéresser…
Nicolas l’interrompit.
— Vous êtes bien M. Charles Galaine, marchand pelletier ? Vous avez bien fait, ce matin, une déclaration de recherche, au cimetière de la Madeleine pour votre nièce, Élodie Galaine, âgée de dix-neuf ans ?
Il vit la main du jeune homme se crisper jusqu’à devenir blanche.
— C’est exact, monsieur. Monsieur…
— Nicolas Le Floch, commissaire au Châtelet, et voici mon adjoint, l’inspecteur Bourdeau.
— Vous avez des nouvelles de ma nièce ?
— Je suis désolé d’avoir à vous apprendre que j’ai moi-même recueilli un corps qui correspond au signalement que vous avez donné à l’exempt du cimetière de la Madeleine. Il conviendrait donc, monsieur, que vous puissiez m’accompagner au Grand Châtelet pour procéder à la reconnaissance éventuelle du corps en question. Le plus tôt sera le mieux.
— Mon Dieu ! Comment est-ce possible ? Mais pourquoi au Grand Châtelet ?
— Les victimes sont si nombreuses que certaines ont été transportées à la Basse-Geôle.
Le plus jeune baissait la tête. Il ressemblait à son père avec des traits plus mous, les yeux bleus, petits et enfoncés dans les orbites, le nez large et une chevelure naturelle châtain clair. Il se mordait l’intérieur de la joue. Le père possédait des traits plus virils et ne manifestait aucune émotion particulière, à l’exception de deux gouttes de sueur qui perlaient à ses tempes, à la limite de la perruque. Ils étaient tous deux vêtus d’habits en toile légère marron clair.
— Mon fils Jean et moi allons vous accompagner.
— Notre voiture est à votre disposition.
Comme ils sortaient tous les quatre, une grosse femme en chenille 24 , l’air hommasse, non coiffée et les traits défaits, se jeta sur le marchand et, le secouant par les revers de son habit, l’apostropha sur un ton suraigu.
— Charles, dites-moi tout. Où est notre oiseau, notre toute belle ? Qui sont ces gens ? Que me cachez-vous ? C’est insupportable. Nous sommes toujours comptées pour rien dans cette maison, alors que… J’en mourrai, oui j’en mourrai.
Charles Galaine la repoussa avec douceur, afin de l’asseoir sur une chaise où elle se laissa tomber en pleurant.
— Excusez-la, messieurs, ma sœur aînée, Charlotte, est bouleversée par le retard de sa nièce.
Il se tourna vers sa femme qui observait la scène sans broncher.
— Émilie, donnez un peu d’eau de fleur d’oranger à notre sœur. J’accompagne ces messieurs, je ne serai pas long.
Émilie Galaine haussa les épaules sans dire un mot. Ils sortirent et montèrent dans le fiacre. Soit souci d’épargner les siens, soit indifférence, Nicolas observa que M. Galaine n’avait rien dit de leur démarche. Il supposait que Mme Galaine devait être une épouse en secondes noces, car comment comprendre autrement qu’elle eût un fils de quelques années seulement plus jeune qu’elle ? Cependant, son attitude indifférente ne laissait pas de surprendre. Quant au fils, il exprimait une émotion contenue ou une inquiétude, qui pouvait marquer aussi bien sa sollicitude fraternelle que tout autre sentiment. Le père savait se maîtriser à merveille, mais sa peine paraissait bien peu sensible devant la possibilité de mort d’un être proche. En vérité, Nicolas ne savait rien de cette famille. L’enquête commençait avec ses
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