Le fantôme de la rue Royale
matin à relever les victimes. Quand je suis rentré chez moi, j’ai été averti de la disparition de ma nièce, et suis reparti au cimetière de la Madeleine.
— Bien, dit Nicolas. Reprenons par ordre. À quelle heure êtes-vous arrivé place Louis XV ?
— Je ne saurais le dire assurément. Nous étions fort gais ayant vidé quelques bouteilles en ce jour de fête, mais ce devait être vers sept heures.
— Ces messieurs du grand corps pourraient-ils confirmer votre présence à ces agapes ?
— Il vous suffit de le leur demander. Interrogez MM. Chastagny, Levirel et Botigé.
Nicolas se tourna vers Bourdeau.
— Prenez les adresses, nous vérifierons. Avez-vous rencontré quelques personnes de connaissance durant la nuit ?
— Il faisait si sombre et l’agitation était telle qu’il était presque impossible de se reconnaître.
— Autre chose. Avez-vous une idée sur la manière dont votre nièce a péri ?
M. Galaine leva la tête ; la perplexité ou un sentiment approchant s’imprima peu à peu sur son visage.
— Que pourrais-je vous dire ? Vous ne m’avez même pas précisé les conditions de sa mort. Je n’ai vu que son visage.
C’était à dessein que Nicolas avait seulement dégagé le visage de la morte, afin de dissimuler les traces de strangulation.
— Chaque chose en son temps, monsieur. Je souhaitais seulement connaître votre sentiment. Encore un point et nous aurons fini. À votre retour rue Saint-Honoré, au petit matin, vers six heures m’avez-vous dit, qui se trouvait au logis ? J’ajoute que cela nous permettra de dresser la liste des occupants de votre demeure.
— Mon fils Jean, mes deux sœurs, Camille et Charlotte, ma fille Geneviève, qui est encore une enfant, Marie la cuisinière, et notre servante Miette et…
Il n’échappa pas à Nicolas qu’il hésitait un moment avant de poursuivre.
— Ma femme et aussi… le sauvage.
— Le sauvage ?
— Je vois bien qu’il faut que je m’explique. Mon frère aîné, Claude Galaine, à la demande de notre père, était parti s’installer en Nouvelle France, il y a vingt-cinq ans. Il s’agissait pour nous d’avoir un comptoir pour négocier directement les fourrures des trappeurs et des indigènes, sans recourir à des intermédiaires. Cela nous permettait de limiter nos frais et de faire baisser nos prix à Paris, où la concurrence est extrême dans le commerce de luxe. Mais je m’égare. Mon frère avait pris femme à l’Ile Royale, qu’on nomme aussi Louisbourg, en 1749.
Le marchand pelletier se rassérénait à mesure qu’il parlait boutique.
— Les attaques des Anglais contre nos colonies se multipliaient. Mon frère décida donc de rentrer en France avec sa famille. Sa fille Élodie venait de naître. Il obtint un passage sur un vaisseau de l’escadre de l’amiral Dubois de La Motte, mais dans le désordre d’une attaque, il perdit sa fille. Le retour fut un désastre. Décimés par la maladie, dix mille marins moururent avant l’arrivée à Brest 26 . Mon frère et ma belle-sœur n’échappèrent pas à cette calamité. Ma nièce, pourtant, avait survécu et, il y a un an et demi, elle me fut ramenée par un serviteur indien, munie d’une copie des registres de sa paroisse certifiant sa naissance et son baptême. Pendant dix-sept ans elle avait été élevée par des religieuses. Depuis elle est comme ma fille, à feu et à pot dans mon logis.
— Et cet indigène ? Comment se nomme-t-il ?
— Naganda. Il est de la tribu des Micmac 27 . C’est un sournois ; je ne sais qu’en faire. Imaginez qu’il s’était mis en tête de coucher en travers de la porte de ma pupille ! Comme si elle craignait quelque chose dans notre famille ! Il a fallu lui réserver le grenier.
— Où il demeure, sans doute ?
— C’est très bien pour lui, je l’aurais voulu mettre dans la cave.
— Mais vous avez des peaux, dit Nicolas sèchement.
— Je vois que vous connaissez les obligations de mon négoce.
— Je vais vous demander de passer dans l’antichambre. Je dois voir votre fils.
— Ne pourrais-je rester ? C’est un garçon d’une grande sensibilité ; je le sens très ému de la mort de sa cousine.
— N’ayez crainte, vous le retrouverez sous peu.
Bourdeau raccompagna le témoin dans la pièce attenante au bureau du lieutenant général de police et revint avec le fils Galaine. Celui-ci était très pâle, le visage couvert de sueur à un point tel
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