Le fantôme de la rue Royale
qu’il tenait du phénomène. Nicolas savait, pour l’avoir souvent observé, que la transpiration excessive dépendait d’un déséquilibre des humeurs ; la fatigue ou l’angoisse pouvaient tout autant la produire. Sa pâleur redoubla, et il resta un long moment sans voix quand Nicolas lui apprit l’assassinat de sa cousine.
— Vous êtes bien Jean Galaine, fils de Charles Galaine, maître marchand pelletier, demeurant rue Saint-Honoré ? demanda enfin Nicolas. Quel est votre âge ?
— J’aurai vingt-trois ans à la Saint-Michel.
— Vous travaillez au négoce de votre père ?
— En effet. J’apprends le métier pour prendre un jour sa suite.
— Quel a été votre emploi du temps d’hier soir ?
— Je me suis promené sur les boulevards pour voir les boutiques de la foire.
— À quelle heure ?
— De six heures jusque tard dans la nuit.
— Vous ne souhaitiez pas admirer le feu d’artifice ?
— Je crains la foule.
— On se pressait pourtant sur les boulevards. Personne ne peut témoigner vous avoir rencontré durant cette soirée ?
— J’ai bu quelques verres de bière du côté de la porte Saint-Martin vers minuit, avec des amis.
— Leurs noms ?
— Des amis de rencontre. Je ne connais pas leurs noms ; j’avais beaucoup bu.
Il sortit un immense mouchoir blanc et s’essuya le front.
— Vraiment ? Cette soif avait-elle des raisons particulières ?
— Elles me regardent.
Sous son aspect sans aspérités, songea Nicolas, ce jeune homme s’avérait bien peu coopératif.
— Avez-vous conscience qu’il s’agit d’un meurtre et que le moindre détail peut avoir une importance capitale ? Ainsi donc, vous n’avez pas d’alibi ?
— Qu’appelez-vous ainsi ?
Nicolas fut frappé de cet intérêt pour le détail au détriment du fait principal.
— Un alibi, monsieur, est la preuve de la présence de quelqu’un dans un autre lieu que celui où un crime a eu lieu.
— J’en déduis donc que vous savez où et quand ma cousine a été tuée.
Le jeune homme faisait décidément preuve d’une logique implacable et de beaucoup de sang-froid. Il ne manquait ni de rapidité ni de sagacité, et était sans doute plus retors qu’il n’y paraissait à première vue.
— La question n’est pas là, et vous connaîtrez ces détails bien assez tôt. Revenons à votre emploi du temps. À quelle heure êtes-vous rentré au logis ?
— Vers trois heures du matin.
— En êtes-vous bien certain ?
— Ma belle mère vous le confirmera ; un fiacre l’a déposée et elle s’est prise de querelle avec le cocher. Il prétendait qu’à trois heures du matin le tarif était double. Ensuite…
Il se mordit les lèvres.
— Rien qui vous puisse intéresser.
— Tout fait bec pour la police, monsieur. Cela a-t-il rapport avec le retour tardif de votre belle-mère ? Vous vous taisez ? Libre à vous, mais nous finirons par tout savoir, croyez-le bien.
L’interrogatoire aurait pu être poussé plus loin, mais le commissaire était impatient d’en apprendre plus sur cette famille. Le jeune homme ne perdait rien pour attendre.
Le retour rue Saint-Honoré fut morne et silencieux. Nicolas se remémorait les diverses réponses des deux Galaine. Il s’étonnait de leur incuriosité sur les conditions de la mort de leur parente. Le père n’avait pas insisté, le fils n’avait rien demandé. Il était près de six heures quand la voiture s’arrêta devant la devanture des Deux Castors . Nicolas venait d’interdire aux deux hommes de s’entretenir avec les autres membres de la famille. Il avait décidé de les enfermer dans le bureau. Il convenait d’agir à chaud, de ne pas offrir aux uns et aux autres l’occasion de se concerter ou de garantir la véracité de leurs déclarations par des recoupements préparés. Il craignait soudain d’aller trop vite en besogne. Après tout, rien n’indiquait qu’il fût question d’un crime domestique dont le coupable appartenait obligatoirement à la famille Galaine. Et pourtant, son intuition lui imposait cette démarche, et le mystère d’un enfantement dissimulé ou avorté l’entraînait dans ce sens. Sauf à vouloir celer le déshonneur de sa nièce, l’oncle n’offrait aucun signe ni présomption d’être au fait de cette situation.
L’honneur était-il en cause ? Cet honneur des familles qui traversait avec régularité la vie policière de Nicolas Le Floch — celui, arrogant, de
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