Le fantôme de la rue Royale
Celle-ci lui avait conseillé de ne jamais les oublier, sous peine de donner prise au démon.
Lundi 4 juin 1770, trois heures du matin
Des coups violents frappés à la porte le firent se dresser sur son séant. Haletant et en sueur, il écoutait le silence revenu, attentif au moindre mouvement suspect. Mais ce qui le fit encore davantage frissonner, ce fut le pauvre Cyrus, réveillé lui aussi, et qui tremblait de peur en poussant de plaintifs gémissements. Le doute n’était plus possible. Au moment où Nicolas commençait à se ressaisir, une volée de coups retentit. Il se produisit une série de bruits désordonnés, rumeurs claquantes, sifflantes et raclantes qui laissèrent soudain la place à un cri sourd qui se transforma à son tour en un rire moqueur. Nicolas battit le briquet et alluma sa bougie, puis se dirigea d’un pas décidé vers la porte qu’il ouvrit. Personne. Il s’accroupit pour éclairer l’entrée de la chambre : la couche de poudre était intacte. Derechef, il entendit à l’intérieur de la pièce comme un bruit de tempête, et il reçut le pauvre Cyrus dans les jambes. Le chien, fou de terreur, cherchait une issue pour s’enfuir. Il s’aplatit sur le sol et s’oublia. Puis, Nicolas sentit comme un vide : les présences responsables de ce tumulte s’étaient éloignées. Le monde extérieur reprit ses droits et, dans le jardin voisin, un oiseau de nuit jeta un cri qui résonna comme une libération. Devait-il faire chercher Semacgus ? Il doutait que celui-ci fût davantage convaincu par ces nouveaux phénomènes ; il se contenterait de morigéner à nouveau Nicolas en émettant des vérités premières sur la faiblesse de l’esprit humain et les lumières de la raison.
Nicolas se recoucha, mais ne put se rendormir. Vers cinq heures, un cri bestial retentit dans la maison. Il se rhabilla en hâte et gagna la chambre de Miette, suivi par les hommes de la maison. Devant la porte, ils trouvèrent Marie Chaffoureau étendue sur le sol, sans connaissance. Dans la chambre elle-même, la Miette, quasiment nue, sa paillasse ondulant à quelques pouces du sol, paraissait subir des tortures insupportables. Complètement muette et la bouche grande ouverte, elle se déchirait avec les ongles et, les lèvres couvertes de bave, se débattait avec une force inouïe contre un adversaire invisible. Nicolas, Charles Galaine et son fils se précipitèrent. Ils luttèrent longtemps, au risque de se faire éborgner eux-mêmes, pour empêcher la jeune fille de se blesser à la figure ou à la poitrine. Aussitôt qu’on lui saisissait un membre, il se raidissait et devenait dur comme une barre de fer ; à peine était-il lâché qu’il retrouvait toute sa souplesse. Elle finit cependant par retomber dans son immobilité première. Nicolas constata avec stupeur que la sueur et la bave dont elle était recouverte refluaient et disparaissaient comme les flots de la marée au jusant, ou comme l’eau qui s’évapore d’un plat chauffé à blanc. Il posa la main sur un des bras et dut la retirer aussitôt : c’était un brasier. La sensation s’apparentait à celle d’une froideur brûlante, comme celle ressentie l’hiver quand on a laissé la main trop longtemps sur la glace d’une mare. La respiration de la Miette, au bord de la suffocation durant le paroxysme de la crise, retrouvait un rythme normal.
À bout de forces, les assistants reprenaient, eux aussi, leur souffle. Le fils Galaine frappa Nicolas par son apparence de bête traquée ; il ne cessait de regarder autour de lui comme s’il appréhendait d’être l’objet d’on ne savait quelle agression. Nicolas s’apprêtait à prendre de nouvelles dispositions, estimant que la crise du matin terminée, rien ne devrait se passer tout de suite et que la Miette, prostrée, attendrait l’aube du prochain jour pour se manifester, si toutefois son état devait se maintenir. Ainsi en allait-il de certaines fièvres tierces ou quartes dont les accès frappaient à intervalles réguliers.
Il s’apprêtait à porter secours à la cuisinière toujours évanouie, quand la Miette releva la partie supérieure de son corps à angle droit, les deux bras tendus devant elle. Ses paupières s’ouvrirent avec lenteur, comme celles d’un automate de M. de Vaucanson. Sa tête pivota latéralement, par à-coups, comme mue par un invisible mécanisme intérieur. Les yeux aux pupilles dilatées apparurent à Nicolas avoir changé de couleur ;
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