Le fantôme de la rue Royale
le bleu-gris terne dont il avait le souvenir avait pris une teinte verte, mordorée, profonde, semblable au liquide des cornues du père Grégoire, et dans laquelle flottaient d’inquiétantes paillettes pourpres. Le mouvement de la tête s’arrêta soudain ; le regard, d’une intensité éprouvante, s’était fixé sur Nicolas. Devant les trois spectateurs stupéfaits, la langue de la jeune fille sortait en un mouvement reptilien, s’allongeait démesurément avant d’être sinueusement ravalée dans la gorge. Nicolas se souvint d’un autre regard et, comme si le souvenir avait déclenché un irrésistible engrenage, il entendit avec horreur la Miette proférer, d’une voix d’homme, des paroles qui le figèrent d’effroi.
— Alors, monsieur le Breton, je vois que tu m’as reconnu ! Oui, tu ne rêves pas, ce sont bien les beaux yeux verts, mes yeux de couleuvre, comme tu le pensais il y a neuf ans, dans l’escalier du Châtelet. Oui, tu peux frémir ; c’est bien moi que ton épée a transpercé 76 .
Nicolas résista à l’envie de s’enfuir et de mettre ses mains sur ses oreilles pour ne plus entendre cette voix sarcastique venue d’outre-tombe. C’était la voix de Mauval, le sicaire au visage d’ange du commissaire Camusot, que Nicolas avait tué en état de légitime défense dans le salon du Dauphin couronné . Il eut la force de crier :
— Qui es-tu ?
— Ah ! ah ! antichristos , la contrefaçon de l’agneau ! Celui qu’ont annoncé Irenée, Hippolyte, Lactance et Augustin.
— Tu es un démon ?
— In Ja und Nein Bestehen alle Dinge !
— Je ne comprends pas cette langue, dit Nicolas.
— C’est de l’allemand, dit Charles Galaine d’une voix éteinte. Cela signifie que « toutes choses consistent en oui et non ».
— Au nom de notre Seigneur, fit Nicolas en se signant, retire-toi !
Il se souvint un peu tard des conseils du père Grégoire quant à la prudence qu’il convenait d’observer avec ces entités. Or, tout portait à croire que ce qui parlait par la voix de la Miette appartenait à l’ordre des choses indicibles. La Miette oscilla comme une statue qu’on ébranle et cracha un long trait de bave. Nicolas, fasciné malgré tout ce qu’il éprouvait, comprit que la « chose » se modifiait, que la pauvre défroque de la servante allait servir, comme un habit cédé à un fripier poursuit son existence sur des dos différents, à abriter une autre apparence fallacieuse.
— Tu me menaces, prononça une autre voix d’homme, comme tu m’as un jour bravé, toi qui as tenté de séduire ma fille, ta propre sœur.
Nicolas fléchit sur ses genoux : la Miette parlait désormais avec la voix de son parrain, le marquis de Ranreuil, son père.
— Oui, ton père, reprit la voix impitoyable. Et l’homme qui te prête le chien, je le vois frappé, à ta place.
Après ce dernier trait, la Miette retomba. Ils demeurèrent de longs instants immobiles, incapables de se regarder ou de dire un mot. Nicolas ne cessait de s’interroger ; pourquoi cette « chose » — il ne pouvait plus la nommer autrement — s’en prenait-elle à lui, dévoilant des secrets de sa vie passée que lui seul connaissait, qu’il conservait enfouis au fond de son cœur comme une blessure toujours ouverte ? Il devinait vaguement que toute cette frénésie devait être liée à sa visite au père Grégoire, que la créature qui s’exprimait par l’intermédiaire de l’enveloppe corporelle de la Miette avait reconnu en lui son principal adversaire, celui par lequel surgirait peut-être le trait fulgurant destiné à la rejeter dans les ténèbres extérieures. Il frémit de la malédiction lancée contre le vieux procureur de la rue Montmartre, son ami et son hôte.
Un bruit de voix et des pas précipités provenaient de l’escalier ; ils s’y jetèrent tous. Un vieil homme montait vers eux, suivi de Mme Galaine. Ses cheveux blancs ébouriffés, la respiration sifflante et la livrée en désordre, Poitevin, le vieux valet de M. de Noblecourt, tomba dans les bras du commissaire.
— Oh ! monsieur Nicolas, Dieu soit loué, je vous trouve ! On a assassiné M. de Noblecourt.
VIII
CHRISTOPHE DE BEAUMONT
Mar quirit pidi evidomp
Birniquen collet ne vezomp
Si tu veux bien prier pour nous
Nous ne périrons jamais
Anonyme breton
Nicolas s’efforça de maîtriser l’émotion qui le submergeait. Lui, quelquefois si pusillanime dans la prémonition des
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