Le faucon du siam
les plus beaux canons du
monde. Et pas seulement un, mais cinq !
«Comment êtes-vous tombé sur ces canons? demanda George.
— Perdôn, tombé?
— Euh, comment les avez-vous trouvés?
— Ah, senor, dans mes affaires, la discrétion
c'est tout. La réputation, vous comprenez. Je ne peux pas dire où j'achète, je
ne peux pas dire où je vends. » Il tendit devant lui ses mains ouvertes. «
C'est juste, no ?
— Senor, dit George, je crois malheureusement
que nous ne sommes pas intéressés. »
L'Espagnol eut l'air dépité. Il resta un moment
silencieux. « Si j'en dis plus au senor, puis-je compter sur sa
discrétion ?
— Peut-être bien, répondit George.
— Bueno. » Son œil unique brillait d'orgueil.
« J'achète au prince Daï et puis il s'enfuit pour le Siam. Ses partisans
capturent les canons des Hollandais; seulement, quand il s'évade, il a besoin
d'or, pas de canons. »
C'était tout à fait imaginable, se dit Phaulkon. Le
prince Daï, chef des tristement célèbres Macassars, une tribu de musulmans
fanatiques de Célèbes, qui avalaient de l'opium avant la bataille et se
battaient toujours jusqu'au dernier, faisait à Bantam l'objet de spéculations
sans fin. Son peuple avait été massacré par les Hollandais quand ils avaient
débarqué à Célèbes et le prince avait fini par fuir en exil avec ce qu'il lui
restait de ses hommes. Il s'était embarqué pour le Siam où le roi avait la
réputation d'accorder volontiers asile aux réfugiés politiques ou religieux.
Une idée germait dans son esprit. Phaulkon se tourna
soudain vers George, adoptant un patois écos-sais qu'il avait appris dans la
marine. « Il existe encore un certain nombre d'Etats vassaux qui doivent
allégeance à la Couronne siamoise, n'est-ce pas ? » Phaulkon comprit à
l'expression stupéfaite de l'Espagnol qu'il n'entendait pas un mot.
« Il y en a pas mal, mon garçon. Pourquoi ?
— En existe-t-il qui soient actuellement en
rébellion ? »
George réfléchit un moment. « On m'a raconté que la reine
de Pattani se montre de plus en plus hostile, même si à mon avis on ne peut pas
dire que sa révolte soit d'ores et déjà déclarée. Ses sujets sont musulmans et
acceptent parfois mal de devoir faire allégeance à un roi bouddhiste. »
Phaulkon avait l'air ravi. « Pattani est l'un des États
vassaux les plus riches, non ?
— Certainement. Le petit royaume de Sa Majesté
contient d'immenses réserves d etain. »
Phaulkon semblait intrigué. Il se tourna vers l'Espagnol.
« Combien pour les canons ? demanda-t-il d'un ton naturel.
— Cinquante souverains d'or, senor. C'est une
véritable occasion, no ?
— Je vous en donnerai vingt. » Pour la première
fois, Phaulkon passa à l'espagnol. « Avec une commission de vingt pour cent.
Nous pourrons la partager entre nous. » Il lui fit un clin d'œil. « Nous
autres, Latins, devons nous serrer les coudes. Après tout, nous sommes frères.
Le vieil homme ici est le seul autorisé à acheter. Je peux peut-être le
persuader. Ça dépend... » fit-il avec un sourire engageant à l'intention de
l'Espagnol.
« Vous êtes portugais? » interrogea l'Espagnol d'un ton
méfiant. Phaulkon acquiesça. Ils se dévisagèrent un moment, chacun semblant
prendre la mesure de l'autre. Puis le marchandage commença.
George regarda avec fascination son protégé : le jeune
homme, dont il avait toujours dit en plaisantant qu'il allait faire de lui un
vrai gentleman anglais, renonça à toute retenue et se lança, avec un plaisir
évident, dans un marchandage acharné où des familles ruinées, des mères
mourantes et des enfants sans ressource tenaient les premiers rôles. Les deux
hommes levaient les bras au ciel, en appelaient à la Sainte Vierge et juraient
qu'ils étaient ruinés : l'un pour payer plus qu'il ne pouvait se le permettre,
l'autre pour recevoir moins qu'il n'avait acheté les canons. Ils finirent par
se mettre d'accord sur vingt-sept souverains d'or et se donnèrent l'accolade.
« Nous sommes convenus d'examiner les articles ce soir
après la tombée de la nuit, dit Phaulkon en se tournant vers George. On pourra
toujours trouver des défauts à la marchandise », ajouta-t-il à voix basse.
George arborait un large sourire.
« Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Phaulkon.
— Oh, rien, mon garçon. Tu sembles avoir énervé
notre ami. Pourquoi ne pas lui montrer où il peut faire un peu de toilette ? »
En aidant l'Espagnol à se lever de son fauteuil,
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