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Le Feu (Journal d'une Escouade)

Le Feu (Journal d'une Escouade)

Titel: Le Feu (Journal d'une Escouade) Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Barbusse
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– immobiles ou agités – cramponnés sur cette espèce de barque, ils figurent, clouée là, une collection disparate de souffrances et de misères.
    L'un d'eux, tout d'un coup, crie, se lève à demi, et se rassoit. Son voisin, dont la capote est déchirée et la tête nue, le regarde et lui dit :
    – Quand tu te désoleras !
    Et il redit cette phrase plusieurs fois, au hasard, les yeux fixés devant lui, les mains sur les genoux.
    Un jeune homme assis au milieu du banc parle tout seul. Il dit qu'il est aviateur. Il a des brûlures sur un côté du corps et à la figure. Il continue à brûler dans la fièvre, et il lui semble qu'il est encore mordu par les flammes aiguës qui jaillissaient du moteur. Il marmotte : « Gott mit uns ! » puis : « Dieu est avec nous ! »
    Un zouave, au bras en écharpe, et qui, incliné de côté, porte son épaule comme un fardeau déchirant, s'adresse à lui :
    – T'es l'aviateur qu'est tombé, s'pas ?
    – J'en ai vu des choses… répond l'aviateur, péniblement.
    – Moi aussi, j'en ai vu ! interrompit le soldat. Y en a qui battraient des ailes, s'ils avaient vu ce que j'ai vu.
    – Viens t'asseoir ici, me dit un des hommes du banc en me faisant une place. T'es blessé ?
    – Non, j'ai conduit ici un blessé et je vais repartir.
    – T'es pire que blessé, alors. Viens t'asseoir.
    – Moi, je suis maire dans mon pays, explique un des assis, mais quand je rentrerai, personne ne me reconnaîtra, tellement longtemps j'ai été triste.
    – Voilà quatre heures que j'suis attaché sur ce banc, gémit une sorte de mendiant dont la main trépide, qui a la tête baissée, le dos rond, et tient son casque sur ses genoux comme une sébile palpitante.
    – On attend d'être évacué, tu sais, m'apprend un gros blessé qui halète, transpire, a l'air de bouillir de toute sa masse ; sa moustache pend comme à moitié décollée par l'humidité de sa face.
    Il présente deux larges yeux opaques, et on ne voit pas sa blessure.
    – C'est ça même, dit un autre. Tous les blessés de la brigade viennent se tasser ici l'un après l'autre, sans compter ceux d'ailleurs. Oui, regarde-moi ça : c'est ici, c'trou, la boîte aux ordures de toute la brigade.
    – J'suis gangrené, j'suis écrasé, j'suis en morceaux à l'intérieur, psalmodiait un blessé qui, la tête dans ses mains, parlait entre ses doigts. Pourtant, jusqu'à la semaine dernière, j'étais jeune et j'étais propre. On m'a changé : maintenant j'n'ai plus qu'un vieux sale corps tout défait à traîner.
    – Moi, dit un autre, hier j'avais vingt-six ans. Et maintenant, quel âge j'ai ?
    Il essaye de lever pour qu'on la voie sa figure branlante et flétrie, usée en une nuit, vidée de chair, avec les trous des joues et des orbites, et une flamme de veilleuse qui s'éteint dans l'œil huileux.
    – Ça m'fait mal ! dit, humblement, un être invisible.
    – Quand tu t'désoleras ! répète l'autre, machinalement.
    Il y eut un silence. L'aviateur s'écria :
    – Les officiants essayaient, des deux côtés, de se couvrir la voix.
    – Qu'est-ce que c'est que ça ? fit le zouave étonné.
    – C'est-i' qu'tu déménages, mon pauv' vieux ? demanda un chasseur blessé à la main, un bras lié au corps, en quittant un instant des yeux sa main momifiée pour considérer l'aviateur.
    Celui-ci avait les regards perdus, et essayait de traduire un mystérieux tableau que partout il portait devant ses yeux.
    – D'en haut, du ciel, on ne voit pas grand-chose, vous savez. Dans les carrés des champs et les petits tas de villages, les chemins font comme du fil blanc. On découvre aussi certains filaments creux qui ont l'air d'avoir été tracés par la pointe d'une épingle qui écorcherait du sable fin. Ces réseaux qui festonnent la plaine d'un trait régulièrement tremblé, c'est les tranchées. Dimanche matin, je survolais la ligne de feu. Entre nos premières lignes, et leurs premières lignes, entre les bords extrêmes, entre les franges des deux armées immenses qui sont là, l'une contre l'autre, à se regarder et à ne pas se voir en attendant – il n'y a pas beaucoup de distance : des fois quarante mètres, des fois soixante. À moi, il me paraissait qu'il n'y avait qu'un pas, à cause de la hauteur géante où je planais. Et voici que je distingue, chez les Boches et chez nous, dans ces lignes parallèles qui semblaient se toucher, deux remuements pareils : une masse, un noyau animé et,

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