Le Feu (Journal d'une Escouade)
dessiner des marches : tous les trois pas, une marche haute.
Quand on est entré là-dedans, on est comme pris, et on a d'abord l'impression qu'on n'aura pas la place, ni de descendre, ni de remonter. En s'enfonçant dans ce gouffre, on continue le cauchemar d'étouffement qu'on a subi graduellement à mesure qu'on avançait dans les entrailles des tranchées avant de sombrer jusqu'ici. De tous côtés, on se cogne, on frotte, on est empoigné par l'étroitesse du passage, on est arrêté, coincé. Il faut changer de place ses cartouchières en les faisant glisser sur son ceinturon, et prendre ses musettes dans ses bras, contre sa poitrine. À la quatrième marche, l'étranglement augmente encore et on a un moment d'angoisse : si peu qu'on lève le genou pour avancer en arrière, le dos porte contre la voûte. À cet endroit-là, il faut se traîner à quatre pattes, toujours à reculons. À mesure qu'on descend dans la profondeur, une atmosphère empestée et lourde comme de la terre, vous ensevelit. La main éprouve le contact, froid, gluant, sépulcral, de la paroi d'argile. Cette terre vous pèse de tous côtés, vous enlinceule dans une lugubre solitude, et vous touche la figure de son souffle aveugle et moisi. Aux dernières marches, qu'on met longtemps à gagner – on est assailli par la rumeur ensorcelée qui monte du trou, chaude, comme d'une espèce de cuisine.
Quand on arrive enfin en bas de ce boyau à échelons, qui vous coudoie et vous étreint à chaque pas, le mauvais rêve n'est pas terminé : on se trouve dans une cave où règne l'obscurité, très longue, mais étroite, qui n'est qu'un couloir, et qui n'a pas plus d'un mètre cinquante de hauteur. Si on cesse de se plier et de marcher les genoux fléchis, on se heurte violemment la tête aux madriers qui plafonnent l'abri et, invariablement, on entend les arrivants grogner plus ou moins fort, selon leur humeur, et leur état : « Ben, heureusement que j'ai mon casque ! »
Dans une encoignure, on distingue le geste d'un être accroupi. C'est un infirmier de garde qui, monotone, dit à chaque arrivant : « Ôtez la boue de vos souliers avant d'entrer. » C'est ainsi qu'un tas de boue s'accumule, dans lequel on bute et on s'empêtre, au bas des marches, au seuil de cet enfer.
Dans le brouhaha des lamentations et des grondements, dans l'odeur forte qu'un foyer innombrable de plaies entretient là, dans ce décor papillotant de caverne, peuplé d'une vie confuse et inintelligible, je cherche d'abord à m'orienter. De faibles flammes de chandelles luisent le long de l'abri, n'effaçant l'obscurité qu'aux places où elles la piquent. Au fond, au loin, comme au bout des oubliettes d'un souterrain, apparaît une vague lumière de jour ; ce trouble soupirail permet d'apercevoir de grands objets rangés le long du couloir : des brancards bas comme des cercueils. Puis on entrevoit se déplacer, autour et par-dessus, des ombres penchées et cassées et, contre les murs, grouiller des files et des grappes de spectres.
Je me retourne. Du côté opposé à celui où filtre la lointaine lumière, une cohue est massée devant une toile de tente tendue de la voûte jusqu'au sol. Cette toile de tente forme, de la sorte, un réduit dont on voit l'éclairement transparaître à travers le tissu d'ocre, d'aspect huilé. Dans ce réduit, à la clarté d'une lampe à acétylène, on pique contre le tétanos. Quand la toile se soulève pour faire sortir puis pour laisser entrer quelqu'un, on voit s'éclabousser brutalement de lumière les mises débraillées et haillonneuses des blessés qui stationnent devant, attendant la piqûre, et qui, courbés par le plafond bas, assis, agenouillés ou rampants, se poussent pour ne pas perdre leur tour ou prendre celui d'un autre, en criant : « Moi ! », « Moi ! », « Moi ! », comme des abois. Dans ce coin où remue cette lutte contenue, les puanteurs tièdes de l'acétylène et des hommes sanglants sont terribles à avaler.
Je m'en écarte. Je cherche ailleurs où me caser, où m'asseoir. J'avance un peu, tâtonnant, toujours penché, recroquevillé, et les mains en avant.
À la faveur d'une pipe qu'un fumeur incendie, je vois devant moi un banc chargé d'êtres.
Mes yeux s'habituent à la pénombre qui stagne dans la cave, et je discerne à peu près cette rangée de personnages dont des bandages et des emmaillotements tachent pâlement les têtes et les membres.
Éclopés, balafrés, difformes
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