Le Feu (Journal d'une Escouade)
autour, comme des grains de sable noirs éparpillés sur du sable gris. Ça ne bougeait guère ; ça n'avait pas l'air d'une alerte ! Je suis descendu quelques tours pour comprendre.
» J'ai compris : c'était dimanche et c'étaient deux messes qui se célébraient sous mes yeux : l'autel, le prêtre et le troupeau des types. Plus je descendais, plus je voyais que ces deux agitations étaient pareilles, si exactement pareilles que ça avait l'air idiot. Une des cérémonies – au choix – était le reflet de l'autre. Il me semblait que je voyais double. Je suis descendu encore ; on ne me tirait pas dessus. Pourquoi ? Je n'en sais rien. Alors, j'ai entendu. J'ai entendu un murmure – un seul. Je ne recueillais qu'une prière qui s'élevait en bloc, qu'un seul bruit de cantique qui montait au ciel en passant par moi. J'allais et venais dans l'espace pour écouter ce vague mélange de chants qui étaient l'un contre l'autre, mais qui se mêlaient tout de même – et plus ils essayaient de se surmonter l'un l'autre, plus ils s'unissaient dans les hauteurs du ciel où je me trouvais suspendu.
» J'ai reçu des shrapnells au moment ou, très bas, je distinguais les deux cris terrestres dont était fait leur cri : « Gott mit uns ! » et « Dieu est avec nous ! » et je me suis renvolé. »
Le jeune homme hocha sa tête couverte de linges. Il était comme affolé par ce souvenir.
– Je me suis dit, à ce moment : « Je suis fou ! »
– C'est la vérité des choses qu'est folle, dit le zouave.
Les yeux luisants de délire, le narrateur tâchait de rendre la grande impression émouvante qui l'assiégeait et contre laquelle il se débattait.
– Non ! mais quoi ! fit-il. Figurez-vous ces deux masses identiques qui hurlent des choses identiques et pourtant contraires, ces cris ennemis qui ont la même forme. Qu'est-ce que le bon Dieu doit dire, en somme ? Je sais bien qu'il sait tout ; mais, même sachant tout, il ne doit pas savoir quoi faire.
– Quelle histoire ! cria le zouave.
– I' s'fout bien de nous, va, t'en fais pas.
– Et pis, qu'est-ce que ça a de rigolo, tout ça ? Les coups de fusil parlent bien la même langue, pas, et ça n'empêche pas les peuples de s'engueuler avec, et comment !
– Oui, dit l'aviateur, mais il n'y a qu'un seul Dieu. Ce n'est pas le départ des prières que je ne comprends pas, c'est leur arrivée.
La conversation tomba.
– Y a un tas de blessés étendus, là-dedans, me montra l'homme aux yeux dépolis. Je me demande, oui, je m'demande comment on a fait pour les descendre là. Ça a dû être terrible, leur dégringolade jusqu'ici.
Deux coloniaux, durs et maigres, qui se soutenaient comme deux ivrognes, arrivèrent, butèrent contre nous, et reculèrent, cherchant par terre une place où tomber.
– Ma vieille, achevait de raconter l'un, d'un organe enroué, dans c'boyau que j'te dis, on est resté trois jours sans ravitaillement, trois jours pleins sans rien, rien. Que veux-tu, on buvait son urine, mais c'était pas ça.
L'autre, en réponse, expliqua qu'autrefois il avait eu le choléra :
– Ah ! c'est une sale affaire, ça : de la fièvre, des vomissements, des coliques : mon vieux, j'en étais malade !
– Mais aussi, gronda tout d'un coup l'aviateur qui s'acharnait à poursuivre le mot de la gigantesque énigme, à quoi pense-t-il, ce Dieu, de laisser croire comme ça qu'il est avec tout le monde ? Pourquoi nous laisse-t-il tous, tous, crier côte à côte comme des dératés et des brutes : « Dieu est avec nous ! » « Non, pas du tout, vous faites erreur, Dieu est avec nous ! »
Un gémissement s'éleva d'un brancard, et pendant un instant voleta tout seul dans le silence, comme si c'était une réponse.
– Moi, dit alors une voix de douleur, je ne crois pas en Dieu. Je sais qu'il n'existe pas – à cause de la souffrance. On pourra nous raconter les boniments qu'on voudra, et ajuster là-dessus tous les mots qu'on trouvera, et qu'on inventera : toute cette souffrance innocente qui sortirait d'un Dieu parfait, c'est un sacré bourrage de crâne.
– Moi, reprend un autre des hommes du banc, je ne crois pas en Dieu, à cause du froid. J'ai vu des hommes dev'nir des cadavres p'tit à p'tit, simplement par le froid. S'il y avait un Dieu de bonté, il y aurait pas le froid. Y a pas à sortir de là.
– Pour croire en Dieu, il faudrait qu'il n'y ait rien de c'qu'y a. Alors, pas, on est loin de
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