Le Feu (Journal d'une Escouade)
ici-bas. Par-dessus cette nature suppliciée et noire, la débandade des troncs se profile sur un ciel brun, strié, laiteux par places et obscurément scintillant – un ciel d'onyx.
À l'entrée du boyau 97, en travers, un chêne terrassé tord son grand corps.
Un cadavre bouche le boyau. Il a la tête et les jambes enfouies. L'eau vaseuse qui ruisselle dans le boyau a couvert le reste d'un glacis sablonneux. On voit se bomber à travers ce voile humide la poitrine et le ventre couverts d'une chemise.
On enjambe cette dépouille glacée, visqueuse et claire comme le ventre d'un vague saurien échoué – et cela est ardu à cause du terrain mou et glissant. On est obligé de s'enfoncer les mains jusqu'aux poignets dans la boue du talus.
À ce moment, un sifflement infernal nous tombe dessus. On plie comme des roseaux. Le shrapnell éclate, assourdissant et aveuglant, dans l'air, en avant de nous, et nous ensevelit sous une montagne de fumée sombre horriblement sifflante. Un soldat qui montait a battu l'espace de ses bras et a disparu, lancé dans quelque bas-fond. Des clameurs se sont élevées et sont retombées comme des débris. Tandis qu'on voit, à travers le grand voile noir que le vent arrache du sol et renvoie dans le ciel, les brancardiers déposer le brancard, courir vers le point de l'explosion et soulever quelque chose d'inerte – j'évoque l'inoubliable image de la nuit où mon frère d'armes Poterloo, qui avait le cœur plein d'espoir, s'est comme envolé, les deux bras étendus, dans la flamme d'un obus.
Et nous parvenons enfin sur la hauteur que marque, comme un signal, un blessé effarant : il est là, debout dans le vent ; secoué mais debout, enraciné là ; dans son capuchon tout relevé qui bat en l'air, on voit sa figure convulsée et hurlante, et on passe devant cette espèce d'arbre qui crie.
Nous sommes arrivés à notre ancienne première ligne, celle d'où nous sommes partis pour l'attaque. Nous nous asseyons sur une banquette de tir, adossés aux degrés que les sapeurs ont creusés au dernier moment pour le départ des nôtres. Le cycliste Euterpe, que nous avons revu depuis, passe et nous dit bonjour. Une fois passé, il revient sur ses pas et tire du parement de sa manche une enveloppe dont le bord dépassant lui faisait un galon blanc.
– C'est toi, n'est-ce pas, me dit-il, qui prends les lettres de Biquet qui est décédé ?
– Oui.
– Voilà un retour. L'adresse a fichu l'camp.
L'enveloppe, exposée sans doute à la pluie sur le dessus d'un paquet, s'est lavée, et sur le papier séché et effrité on ne peut plus lire l'adresse parmi les moirures d'eau violacée. Seule a subsisté, lisible dans l'angle, l'adresse de l'expéditeur… J'en tire doucement la lettre : « Ma chère maman »…
– Ah ! je me rappelle !…
Biquet, qui gît en plein air, dans cette tranchée même où nous faisons en ce moment la pause, a écrit cette lettre il n'y a pas longtemps, au cantonnement de Gauchin-l'Abbé, par un après-midi flamboyant et splendide, en réponse à une lettre de sa mère, dont les alarmes tombaient à faux et l'avaient fait rire…
« Tu crois que je suis au froid, à la pluie, au danger. Pas du tout, au contraire. C'est fini, tout ça. Il fait chaud, on sue et on n'a rien à faire qu'à se balader au soleil. J'ai ri de ta lettre… »
Je replace dans l'enveloppe abîmée et fragile cette lettre qui, si le hasard n'avait pas évité cette nouvelle ironie des choses, aurait été lue par la vieille paysanne au moment où le corps de son fils n'est plus, dans le froid et la tempête, qu'un peu de cendre mouillée qui filtre et coule comme une source sombre sur le talus de la tranchée.
Joseph a posé sa tête en arrière. À un moment ses yeux se ferment, sa bouche s'entrouvre et laisse passer un souffle saccadé.
– Courage ! lui dis-je.
Il rouvre les yeux.
– Ah ! me répondit-il, ce n'est pas à moi qu'il faut dire ça. Regardez ceux-là, ils retournent là-bas, et vous aussi vous allez retourner. Ça va continuer pour vous autres. Ah ! il faut être vraiment fort pour continuer, continuer !
CHAPITRE VINGT ET UNIÈME
Le poste de secours
À partir d'ici, on est en vue des observatoires ennemis et il ne faut plus quitter les boyaux. On suit d'abord celui de la route des Pylônes. La tranchée est creusée sur le côté de la route, et la route s'est effacée : les arbres en ont été extirpés ; la tranchée l'a, tout au
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