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Le Feu (Journal d'une Escouade)

Le Feu (Journal d'une Escouade)

Titel: Le Feu (Journal d'une Escouade) Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Barbusse
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estropiés, remuent, se coulent, rampent, se faufilent dans les coins, prenant des formes de taupes, de pauvres bêtes vulnérables que pourchasse la meute épouvantable des obus.
    Le bombardement se ralentit, s'arrête, dans un nuage de fumée retentissante encore des fracas, dans un grisou palpitant et brûlant. Je sors par la brèche : j'arrive, tout enveloppé, tout ligoté encore de rumeur désespérée, sous le ciel libre, dans la terre molle où sont noyés des madriers parmi lesquels les jambes s'enchevêtrent. Je m'accroche à des épaves ; voici le talus du boyau. Au moment où je plonge dans les boyaux, je les vois, au loin, toujours mouvants et sombres, toujours emplis par la foule qui, débordant des tranchées, s'écoule sans fin vers les postes de secours. Pendant des jours, pendant des nuits, on y verra rouler et confluer les longs ruisseaux d'hommes arrachés des champs de bataille, de la plaine qui a des entrailles, et qui saigne et pourrit là-bas, à l'infini.

CHAPITRE VINGT-DEUXIEME
  La virée
     
    Ayant suivi le boulevard de la République puis l'avenue Gambetta, nous débouchons sur la place du Commerce. Les clous de nos souliers cirés sonnent sur les pavés de la ville. Il fait beau. Le ciel ensoleillé miroite et brille comme à travers les verrières d'une serre, et fait étinceler les devantures de la place. Nos capotes bien brossées ont leurs pans abaissés et, comme ils sont relevés d'habitude, on voit se dessiner, sur ces pans flottants, deux carrés, où le drap est plus bleu.
    Notre bande flâneuse s'arrête un instant, et hésite, devant le café de la Sous-Préfecture, appelé aussi le Grand-Café.
    – On a le droit d'entrer ! dit Volpatte.
    – Il y a trop d'officiers là-dedans, repartit Blaire qui, haussant sa figure par-dessus le rideau de guipure qui habille l'établissement, a risqué un coup d'œil dans la glace, entre les lettres d'or.
    – Et pis, dit Paradis, on n'a pas encore assez vu.
    On se remet en marche et les simples soldats que nous sommes passent en revue les riches boutiques qui font cercle sur la place : les magasins de nouveautés, les papeteries, les pharmacies, et, tel un uniforme constellé de général, la vitrine du bijoutier. On a sorti ses sourires comme un ornement. On est exempts de tout travail jusqu'au soir, on est libres, on est propriétaires de son temps. Les jambes font un pas doux et reposant ; les mains, vides, ballantes, se promènent, elles aussi, de long en large.
    – Y a pas à dire, on profite de ce repos-là, remarque Paradis.
    Cette ville qui s'ouvre devant nos pas est largement impressionnante. On prend contact avec la vie, la vie populeuse, la vie de l'arrière, la vie normale. Si souvent nous avons cru que, de là-bas, nous n'arriverions jamais jusqu'ici !
    On voit des messieurs, des dames, des couples encombrés d'enfants, des officiers anglais, des aviateurs reconnaissables de loin à leur élégance svelte et à leurs décorations, et des soldats qui promènent leurs habits grattés et leur peau frottée, l'unique bijou de leur plaque d'identité gravée scintillant au soleil sur leur capote, et se hasardent, avec soin, dans le beau décor nettoyé de tout cauchemar.
    Nous poussons des exclamations comme font ceux qui viennent de bien loin.
    – Tu parles d'une foule ! s'émerveille Tirette.
    – Ah ! c'est une riche ville ! dit Blaire.
    Une ouvrière passe et nous regarde.
    Volpatte me donne un coup de coude, l'avale des yeux, le cou tendu, puis me montre plus loin deux autres femmes qui s'approchent ; et, l'œil luisant, il constate que la ville abonde en élément féminin :
    – Mon vieux, il y a d'la fesse !
    Tout à l'heure, Paradis a dû vaincre une certaine timidité pour s'approcher d'un groupe de gâteaux luxueusement logés, les toucher et en manger ; et on est obligé à chaque instant de stationner au milieu du trottoir pour attendre Blaire, attiré et retenu par les étalages où sont exposés des vareuses et des képis de fantaisie, des cravates de coutil bleu tendre, des brodequins rouges et brillants comme de l'acajou. Blaire a atteint le point culminant de sa transformation. Lui qui détenait le record de la négligence et de la noirceur, il est certainement le plus soigné de nous tous, surtout depuis la complication de son râtelier cassé dans l'attaque et refait. Il affecte une allure dégagée.
    – Il a l'air jeune et juvénile, dit Marthereau.
    Nous nous trouvons tout à coup

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