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Le Feu (Journal d'une Escouade)

Le Feu (Journal d'une Escouade)

Titel: Le Feu (Journal d'une Escouade) Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Barbusse
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amour, souriant à la journée finie et au lendemain, exaltés par l'intense et perpétuel frisson de leurs bénéfices accrus, par le cliquetis grandissant de la caisse. Et ils sont restés en plein au cœur de leur foyer ; ils n'ont qu'à se baisser pour embrasser leurs enfants. On voit briller aux premières étoiles de la rue tous ces gens riches qui s'enrichissent, tous ces gens tranquilles qui se tranquillisent chaque jour, et qu'on sent pleins, malgré tout, d'une inavouable prière. Tout cela rentre doucement, grâce au soir, se case dans les maisons perfectionnées et les cafés où l'on vous sert. Des couples – des jeunes femmes et des jeunes hommes, civils, ou soldats, portant brodé sur leur col quelque insigne de préservation – se forment, et se hâtent dans l'assombrissement du reste du monde, vers l'aurore de leur chambre, vers la nuit de repos et de caresse.
    En passant tout près de la fenêtre entrouverte d'un rez-de-chaussée, nous avons vu la brise gonfler le rideau de dentelle et lui donner la forme légère et douce d'une chemise…
    L'avancée de la multitude nous refoule comme des étrangers pauvres que nous sommes.
    Nous errons sur les pavés de la rue, le long du crépuscule, qui commence à se dorer d'illuminations – dans les villes, la nuit se pare de bijoux. Le spectacle de ce monde nous a enfin donné, sans que nous puissions nous en défendre, la révélation de la grande réalité : une Différence qui se dessine entre les êtres, une Différence bien plus profonde et avec des fossés plus infranchissables que celle des races : la division nette, tranchée – et vraiment irrémissible, celle-là – qu'il y a parmi la foule d'un pays, entre ceux qui profitent et ceux qui peinent… ceux à qui on a demandé de tout sacrifier, tout, qui apportent jusqu'au bout leur nombre, leur force, et leur martyre, et sur lesquels marchent, avancent, sourient et réussissent les autres.
    Quelques vêtements de deuil font tache dans la masse et communient avec nous, mais le reste est en fête, non en deuil.
    – Y a pas un seul pays, c'est pas vrai, dit tout à coup Volpatte avec une précision singulière. Y en a deux. J'dis qu'on est séparés en deux pays étrangers : l'avant, tout là-bas, où il y a trop de malheureux, et l'arrière, ici, où il y a trop d'heureux.
    – Que veux-tu ! ça sert… L'en faut… C'est l'fond… Après…
    – Oui, j'sais bien, mais tout d'même, tout d'même, y en a trop, et pis i's sont trop heureux, et pis c'est toujours les mêmes, et pis y a pas d'raison…
    – Que veux-tu ! dit Tirette.
    – Tant pis ! ajoute Blaire, plus simplement encore.
    – Dans huit jours on s'ra p't'êt' crevés ! se contente de répéter Volpatte, tandis qu'on s'en va, tête basse.

CHAPITRE VINGT-TROISIÈME
  La corvée
     
    Le soir tombe sur la tranchée. Pendant toute la journée, il s'est approché, invisible comme la fatalité, et maintenant, il envahit les talus des longs fossés comme les lèvres d'une plaie infinie.
    Au fond de la crevasse, depuis le matin, on a parlé, on a mangé, on a dormi, on a écrit. À l'arrivée du soir, un remous s'est propagé dans le trou sans bornes, secouant et unifiant le désordre inerte et les solitudes des hommes éparpillés. C'est l'heure où l'on se dresse pour travailler.
    Volpatte et Tirette s'approchent ensemble.
    – Encore un jour de passé, un jour comme les autres, dit Volpatte en regardant la nue qui se fonce.
    – T'en sais rien, not' journée n'est pas finie, répond Tirette.
    Une longue expérience du malheur lui a appris qu'il ne faut pas, là où nous sommes, préjuger même de l'humble avenir d'une soirée banale et déjà entamée…
    – Allons, rassemblement !
    On se réunit dans la lenteur distraite de l'habitude. Chacun s'apporte avec son fusil, ses cartouchières, son bidon, et sa musette garnie d'un morceau de pain. Volpatte mange encore, la joue pointue et palpitante. Paradis grognonne et claque des dents, le nez violâtre. Fouillade traîne son fusil comme un balai. Marthereau regarde puis remet dans sa poche un triste mouchoir bouchonné, empesé.
    Il fait froid, il bruine. Tout le monde grelotte.
    On entend psalmodier, là-bas :
    – Deux pelles, une pioche, deux pelles, une pioche…
    La file s'écoule, vers ce dépôt de matériel, stagne à l'entrée et en repart, hérissée d'outils.
    – Tout le monde y est ? Hue ! dit le caporal.
    On dévale, on roule. On va vers l'avant, on ne

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