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Le Feu (Journal d'une Escouade)

Le Feu (Journal d'une Escouade)

Titel: Le Feu (Journal d'une Escouade) Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Barbusse
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face à face avec une créature édentée qui sourit jusqu'au fond de la gorge… Quelques cheveux noirs se hérissent autour de son chapeau. Sa figure aux grands traits ingrats, criblée de petite vérole, semble une de ces faces mal peintes sur la toile à gros grains d'une baraque foraine.
    – Elle est belle, dit Volpatte.
    Marthereau, à qui elle a souri, est muet de saisissement.
    Ainsi devisent les poilus placés tout d'un coup dans l'enchantement d'une ville. Ils jouissent de mieux en mieux du beau décor net et invraisemblablement propre. Ils reprennent possession de la vie calme et paisible, de l'idée du confort et même du bonheur pour qui les maisons, en somme, ont été faites.
    – On s'habituerait bien à ça, tu sais, mon vieux, après tout !
    Cependant le public se masse autour d'une devanture où un marchand de confections a réalisé, à l'aide de mannequins de bois et de cire, un groupe ridicule :
    Sur un sol semé de petits cailloux comme celui d'un aquarium, un Allemand à genoux dans un complet neuf dont les plis sont marqués, et qui est même ponctué d'une croix de fer en carton, tend ses deux mains de bois rose à un officier français dont la perruque frisée sert de coussin à un képi d'enfant, dont les joues se bombent, incarnadines, et dont l'œil de bébé incassable regarde ailleurs. À côté des deux personnages gît un fusil emprunté à quelque panoplie d'une boutique de jouets. Un écriteau indique le titre de la composition animée : « Kamarad ! »
    – Ah ! ben zut, alors !…
    Devant cette construction puérile, la seule chose rappelant ici l'immense guerre qui sévit quelque part sous le ciel, nous haussons les épaules, nous commençons à rire jaune, offusqués et blessés à vif dans nos souvenirs frais ; Tirette se recueille et se prépare à lancer quelque insultant sarcasme ; mais cette protestation tarde à éclore dans son esprit à cause de notre transplantation totale, et de l'étonnement d'être ailleurs.
    Or, une dame très élégante, qui froufroute, rayonne de soie violette et noire, et est enveloppée de parfums, avise notre groupe et, avançant sa petite main gantée, elle touche la manche de Volpatte puis l'épaule de Blaire. Ceux-ci s'immobilisent instantanément, médusés par le contact direct de cette fée.
    – Dites-moi, vous, messieurs, qui êtes de vrais soldats du front, vous avez vu cela dans les tranchées, n'est-ce pas ?
    – Euh.., oui… oui.., répondent, énormément intimidés, et flattés jusqu'au cœur, les deux pauvres hommes.
    – Ah !… tu vois ! Et ils en viennent, eux ! murmure-t-on dans la foule.
    Quand nous nous retrouvons entre nous, sur les dalles parfaites du trottoir, Volpatte et Blaire se regardent. Ils hochent la tête.
    – Après tout, dit Volpatte, c'est à peu près ça, quoi.
    – Mais oui, quoi !
    Et ce fut, ce jour-là, leur première parole de reniement.
    On entre dans le Café de l'Industrie et des Fleurs.
    Un chemin en sparterie habille le milieu du parquet. On voit, peints le long des murs, le long des montants carrés qui soutiennent le plafond et sur le devant du comptoir, des volubilis violets, de grands pavots groseille et des roses comme des choux rouges.
    – Y a pas à dire, on a du goût en France, fait Tirette.
    – Il en fallu un paquet de patience, pour faire ça, constate Blaire à la vue de ces fioritures versicolores.
    – Dans ces établissements-là, ajoute Volpatte, c'est pas seulement le plaisir de boire !
    Paradis nous apprend qu'il a l'habitude des cafés. Il a souvent, jadis, hanté, le dimanche, des cafés aussi beaux et même plus beaux que celui-là. Seulement, il y a longtemps et il avait, explique-t-il, perdu le goût qu'ils ont. Il désigne une petite fontaine en émail décoré de fleurs et pendue au mur.
    – Y a d'quoi se laver les mains.
    On se dirige, poliment, vers la fontaine. Volpatte fait signe à Paradis d'ouvrir le robinet :
    – Fais marcher l'système baveux.
    Puis, tous les cinq, nous gagnons la salle déjà garnie, dans son pourtour, de consommateurs, et nous nous installons à une table.
    – Ce s'ra cinq vermouth-cassis, pas ?
    – On s'rhabituerait bien, après tout, répète-t-on.
    Des civils se déplacent et viennent dans notre entourage. On dit à demi-voix :
    – Ils ont tous la croix de guerre, Adolphe, tu vois…
    – Ce sont de vrais poilus !
    Les camarades ont entendu. Ils ne conversent plus entre eux qu'avec distraction,

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