Le Feu (Journal d'une Escouade)
leur pays, mais chez nous, et même dans un régiment en ligne, y a des filons, des inégalités.
– On est toujours, dit Bertrand, l'embusqué de quelqu'un.
– Ça c'est vrai : n'importe comment tu t'appelles, tu trouves, toujours, toujours, moins crapule et plus crapule que toi.
– Tous ceux qui chez nous ne montent pas aux tranchées, ou ceux qui ne vont jamais en première ligne ou même ceux qui n'y vont que de temps en temps, c'est, si tu veux, des embusqués et tu verrais combien y en a, si on ne donnait des brisques qu'aux vrais combattants.
– Y en a deux cent cinquante par régiment de deux bataillons, dit Cocon.
– Y a les ordonnances, et à un moment, y avait même les tampons des adjudants.
– Les cuistots et les sous-cuistots.
– Les sergents-majors et le plus souvent les fourriers.
– Les caporaux d'ordinaire et les corvées d'ordinaire.
– Qué'ques piliers de bureau et la garde du drapeau.
– Les vaguemestres.
– Les conducteurs, les ouvriers et toute la section, avec tous ses gradés, et même les sapeurs.
– Les cyclistes.
– Pas tous.
– Presque tout le service de santé.
– Pas des brancardiers, bien entendu, puisque non seulement i's font un foutu métier, mais qu'i's s'logent avec les compagnies et en cas d'assaut, chargent avec leur brancard ; mais les infirmiers.
– C'est presque tous curés, surtout à l'arrière. Parce que, tu sais, les curés qui portent le sac, j'en ai pas vu lourd, et toi ?
– Moi non plus. Dans les journaux, mais pas ici.
– Y en a eu, i' paraît.
– Ah !
– C'est égal ! L'fantassin i' prend qu'èque chose dans guerre-là.
– Y en a d'autres aussi qui sont exposés. Y en a pas qu'pour nous !
– Si, dit âprement Tulacque, y en a presque que pour nous !
Il ajouta :
– Tu m'diras – j'sais bien c'que tu vas m'dire – que les automobilistes et les artilleurs lourds ont pris à Verdun. C'est vrai, mais i's ont tout d'même le filon à côté d'nous. Nous, on est exposés toujours comme eux l'ont été une fois (et même on a en plus les balles et les grenades qu'i's n'ont pas). Les artilleurs lourds, i's ont élevé des lapins près d'leurs guitounes, et i's ont fait des omelettes pendant dix-huit mois. Nous, on est vraiment au danger ; ceux qui y sont en partie, ou une fois, n'y sont pas. Alors, comme ça, tout le monde y serait : la bonne d'enfants qui navigue dans les rues d'Paris l'est aussi, pisqu'y a les taubes et les zeppelins, comme disait c't'andouille que parlait l'copain tout à l'heure.
– À la première expédition des Dardanelles, y a bien un pharmacien blessé par un éclat. Tu m'crois pas ? C'est vrai pourtant, un officier à bordure verte, blessé !
– C'est l'hasard, comme j'l'écrivais à Mangouste, conducteur d'un cheval haut-le-pied à la section, et qui a été blessé, mais lui c'était par un camion.
– Mais oui, c'est tel que ça. Après tout, une bombe peut dégringoler sur une promenade à Paris, ou à Bordeaux.
– Oui, oui. Alors c'est trop facile de dire : « Faisons pas d'différence entre les dangers ! » Minute. Depuis le commencement, y en a quelques-uns d'eux autres qui ont été tués par un malheureux hasard : de nous, y en a qué'qu's-uns qui vivent encore, par un hasard heureux. C'est pas pareil, ça, vu qu'quand on est mort c'est pour longtemps.
– Voui, dit Tirette, mais vous d'venez empoisonnants avec vos histoires d'embusqués. Du moment qu'on n'y peut rien, faudrait voir à tourner la page. Ça me fait penser à un ancien garde champêtre de Cherey, où on était l'mois dernier, qui marchait dans les rues de la ville en zyeutant partout pour dégoter un civil en âge de porter les armes, et qui flairait les fricoteurs comme un dogue. V'là-t-i' pas qu'i' s'arrête devant une forte commère qu'avait d'la moustache, et ne r'garde plus que c'te moustache et il l'engueule : « Tu n'pourrais pas être sur le front, toi ? »
– Moi, dit Pépin, j'm'en fais pas pour les embusqués ou les demi-embusqués, pisque c'est perdre le temps qu'on a, mais où j'les ai à la caille, c'est quand i' crânent. J'suis d'l'avis d'Volpatte : qu'i's filonnent, bon, c'est humain, mais qu'après, i' viennent pas dire : « J'ai été un guerrier. » Tiens, les engagés, par exemple…
– Ça dépend des engagés. Ceux qui se sont engagés sans conditions, dans l'infanterie, moi, j' m'incline devant ces hommes-là, autant que d'vant ceux qui
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