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Le Feu (Journal d'une Escouade)

Le Feu (Journal d'une Escouade)

Titel: Le Feu (Journal d'une Escouade) Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Barbusse
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du fleuve brumeux qui suit le lit de la route, vers la terre des parapets. Il se penche et s'arrête à des renflements indistincts sur lesquels se précisent des croix, des tombes, encastrées de distance en distance dans le mur du brouillard, comme des chemins de croix dans une église.
    Je l'appelle. On n'arrivera pas si on marche comme ça d'un pas de procession. Allons !
    Nous arrivons, moi en avant et Poterloo qui, la tête brouillée et alourdie de pensées, se traîne derrière, essayant vainement d'échanger des regards avec les choses, a une dépression de terrain. Là, la route est en contrebas, un pli la cache du côté du Nord. En cet endroit abrité, il y a un peu de circulation.
    Sur le terrain vague, sale et malade, où de l'herbe desséchée s'envase dans du cirage, s'alignent des morts. On les transporte là lorsqu'on en a vidé les tranchées ou la plaine, pendant la nuit. Ils attendent – quelques-uns depuis longtemps – d'être nocturnement amenés aux cimetières de l'arrière.
    On s'approche d'eux doucement. Ils sont serrés les uns contre les autres ; chacun ébauche avec les bras ou les jambes, un geste pétrifié d'agonie différent. Il en est qui montrent des faces demi-moisies, la peau rouillée, jaune avec des points noirs. Plusieurs ont la figure complètement noircie, goudronnée, les lèvres tuméfiées et énormes : des têtes de nègres soufflées en baudruche.
    Entre deux corps, sortant confusément de l'un ou de l'autre, un poignet coupé et terminé par une boule de filaments.
    D'autres sont des larves informes, souillées, d'où pointent de vagues objets d'équipement ou des morceaux d'os. Plus loin, on a transporté un cadavre dans un état tel qu'on a dû, pour ne pas le perdre en chemin, l'entasser dans un grillage de fil de fer qu'on a fixé ensuite aux deux extrémités d'un pieu. Il a été ainsi porté en boule dans ce hamac métallique, et déposé là. On ne distingue ni le haut, ni le bas de ce corps ; dans le tas qu'il forme, seule se reconnaît la poche béante d'un pantalon. On voit un insecte qui en sort et y rentre.
    Autour des morts volettent des lettres qui, pendant qu'on les disposait par terre, se sont échappées de leurs poches ou de leurs cartouchières. Sur l'un de ces bouts de papier tout blancs, qui battent de l'aile à la bise, mais que la boue englue, je lis, en me penchant un peu, une phrase : « Mon cher Henri, comme il fait beau temps pour le jour de ta fête ! » L'homme est sur le ventre ; il a les reins fendus d'une hanche à l'autre par un profond sillon ; sa tête est à demi retournée ; on voit l'œil creux et sur la tempe, la joue et le cou, une sorte de mousse verte a poussé.
    Une atmosphère écœurante rôde avec le vent autour de ces morts et de l'amoncellement de dépouilles qui les avoisine : toiles de tentes ou vêtements en espèce d'étoffe maculée, raidie par le sang séché, charbonnée par la brûlure de l'obus, durcie, terreuse et déjà pourrie, où grouille et fouille une couche vivante. On en est incommodé. Nous nous regardons en hochant la tête et n'osant pas avouer tout haut que ça sent mauvais. On ne s'éloigne pourtant que lentement.
    Voici poindre dans la brume des dos courbés d'hommes qui sont joints par quelque chose qu'ils portent. Ce sont des brancardiers territoriaux chargés d'un nouveau cadavre. Ils avancent, avec leurs vieilles têtes hâves, ahanant, suant et faisant la grimace sous l'effort. Porter un mort dans des boyaux, à deux, lorsqu'il y a de la boue, c'est une besogne presque surhumaine.
    Ils déposent le mort qui est habillé de neuf.
    – Y a pas longtemps, va, qu'il était d'bout, dit un des porteurs. V'là deux heures qu'il a reçu sa balle dans la tête pour avoir voulu chercher un fusil boche dans la plaine : il partait mercredi en permission et voulait l'apporter chez lui. C'est un sergent du 405 e , de la classe 14. Un gentil p'tit gars, avec ça.
    Il nous le montre : il soulève le mouchoir qui est sur la figure : il est tout jeune et a l'air de dormir ; seulement, la prunelle est révulsée, la joue est cireuse, et une eau rose baigne les narines, la bouche et les yeux.
    Ce corps qui met une note propre dans ce charnier, qui, encore souple, penche la tête sur le côté quand on le remue, comme pour être mieux, donne l'illusion puérile d'être moins mort que les autres. Mais, moins défiguré, il est, semble-t-il, plus pathétique, plus proche, plus attaché à qui le

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