Le Feu (Journal d'une Escouade)
et sale, marécageux, à proximité d'une ville, et sur lequel celle-ci aurait déversé pendant des années régulièrement, sans laisser de place vide, ses décombres, ses gravats, ses matériaux de démolitions et ses vieux ustensiles : une couche uniforme d'ordures et de débris parmi laquelle on plonge et l'on avance avec beaucoup de difficulté, de lenteur. Le bombardement a tellement modifié les choses qu'il a détourné le cours du ruisseau du moulin et que le ruisseau court au hasard et forme un étang sur les restes de la petite place où il y avait la croix.
Quelques trous d'obus où pourrissent des chevaux gonflés et distendus, d'autres où sont éparpillés les restes, déformés par la blessure monstrueuse de l'obus, de ce qui était des êtres humains.
Voici, en travers de la piste qu'on suit et qu'on gravit comme une débâcle, comme une inondation de débris sous la tristesse dense du ciel, voici un homme étendu comme s'il dormait ; mais il a cet aplatissement étroit contre la terre qui distingue un mort d'un dormeur. C'est un homme de corvée de soupe, avec son chapelet de pains enfilés dans une sangle, la grappe des bidons des camarades retenus à son épaule par un écheveau de courroies. Ce doit être cette nuit qu'un éclat d'obus lui a creusé puis troué le dos. Nous sommes sans doute les premiers à le découvrir, obscur soldat mort obscurément. Peut-être sera-t-il dispersé avant que d'autres le découvrent. On cherche sa plaque d'identité, elle est collée dans le sang caillé où stagne sa main droite. Je copie le nom écrit en lettres de sang.
Poterloo m'a laissé faire tout seul. Il est comme un somnambule. Il regarde, regarde éperdument, partout ; il cherche à l'infini parmi ces choses éventrées, disparues, parmi ce vide, il cherche jusqu'à l'horizon brumeux.
Puis il s'assoit sur une poutre qui est là, en travers, après avoir, d'un coup de pied, fait sauter une casserole tordue posée sur la poutre. Je m'assois à côté de lui. Il bruine légèrement. L'humidité du brouillard se résout en gouttelettes et met un léger vernis sur les choses.
Il murmure :
– Ah zut !… zut !…
Il s'éponge le front : il lève sur moi des yeux de suppliant. Il essaye de comprendre, d'embrasser cette destruction de tout ce coin de monde, de s'assimiler ce deuil. Il bafouille des propos sans suite, des interjections. Il ôte son vaste casque et on voit sa tête qui fume. Puis il me dit, péniblement :
– Mon vieux, tu peux pas te figurer, tu peux pas, tu peux pas…
Il souffle :
– Le Cabaret Rouge, où c'est qu'il y a c'te tête de Boche et, tout autour, des fouillis d'ordures… c't'espèce de cloaque, c'était… sur le bord de la route, une maison en briques et deux bâtiments bas, à côté… Combien de fois, mon vieux, à la place même où on s'est arrêté, combien de fois, là, à la bonne femme qui rigolait sur le pas de sa porte, j'ai dit au revoir en m'essuyant la bouche et en regardant du côté de Souchez où je rentrais ! Et après quelques pas, on se retournait pour lui crier une blague ! Oh ! tu peux pas te figurer…
» Mais ça, alors, ça !… »
Il fait un geste circulaire pour me montrer toute cette absence qui l'entoure…
– Faut pas rester ici trop longtemps, mon vieux. Le brouillard se lève, tu sais.
Il se met debout avec un effort.
– Allons…
Le plus grave est à faire. Sa maison…
Il hésite, s'oriente, va…
– C'est là… Non, j'ai dépassé. C'est pas là. J'sais pas où c'est où c'que c'était. Ah ! malheur, misère !
Il se tord les mains, en proie au désespoir, se tient difficilement debout au milieu des plâtras et des madriers. À un moment, perdu dans cette plaine encombrée, sans repères, il regarde en l'air pour chercher, comme un enfant inconscient, comme un fou. Il cherche l'intimité de ces chambres éparpillée dans l'espace infini, la forme et le demi-jour intérieurs jetés au vent !
Après plusieurs va-et-vient, il s'arrête à un endroit, se recule un peu.
– C'était là. Y a pas d'erreur. Vois-tu : c'est c'te pierre-là qui m'fait reconnaître. Il y avait un soupirail. On voit la trace d'une barre de fer du soupirail avant qu'i' se soit envolé.
Il renifle, pense, hochant lentement la tête sans pouvoir s'arrêter.
C'est quand y a plus rien qu'on comprend bien qu'on était heureux. Ah ! était-on heureux !
Il vient à moi, rit nerveusement.
C'est pas ordinaire, ça, hein ?
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