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Le Feu (Journal d'une Escouade)

Le Feu (Journal d'une Escouade)

Titel: Le Feu (Journal d'une Escouade) Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Barbusse
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regarde. Et si nous disions quelque chose devant tout ce monceau d'êtres anéantis, nous dirions : « Le pauvre gars ! »
    On reprend la route qui, à partir de là, commence à descendre vers le fond où est Souchez. Cette route apparaît sous nos pas, dans les blancheurs du brouillard, comme une effrayante vallée de misère. L'amas des débris, des restes et des immondices s'accumule sur l'échine fracassée de son pavé et sur ses bords fangeux, devient inextricable. Les arbres jonchent le sol ou ont disparu, arrachés, leurs moignons déchiquetés. Les talus sont renversés ou bouleversés par les obus. Tout le long, de chaque côté de ce chemin où seules sont debout les croix des tombes, des tranchées vingt fois obstruées et recreusées, des trous, des passages sur des trous, des claies sur des fondrières.
    À mesure qu'on avance, tout apparaît retourné, terrifiant, plein de pourriture, et sent le cataclysme. On marche sur un pavage d'éclats d'obus. À chaque pas, le pied en heurte ; on se prend comme à des pièges, et on trébuche dans la complication des armes rompues, de machines à coudre, parmi les paquets de fils électriques, les équipements allemands et français, déchirés dans leur écorce de boue sèche, les monceaux suspects de vêtements englués d'un mastic brun rouge. Et il faut veiller aux obus non éclatés qui, partout, sortent leur pointe ou présentent leurs culots ou leurs flancs, peints en rouge, en bleu, en bistre.
    – Ça, c'est l'ancienne tranchée boche, qu'ils ont fini par lâcher…
    Elle est par endroits bouchée ; à d'autres, criblée de trous de marmites. Les sacs de terre ont été déchirés, éventrés, se sont écroulés, vidés, secoués au vent, les boiseries d'était ont éclaté et pointent dans tous les sens. Les abris sont remplis jusqu'au bord par de la terre et par on ne sait quoi. On dirait, écrasé, élargi et limoneux, le lit à demi desséché d'une rivière abandonnée par l'eau et par les hommes. À un endroit, la tranchée est vraiment effacée par le canon ; le fossé évasé s'interrompt et n'est plus qu'un champ de terre fraîche formé de trous placés symétriquement à côté les uns des autres en longueur et en largeur.
    J'indique à Poterloo ce champ extraordinaire où une charrue gigantesque semble avoir passé.
    Mais il est préoccupé jusqu'au fond des entrailles par le changement de face du paysage.
    Il désigne du doigt un espace dans la plaine, d'un air stupéfait, comme s'il sortait d'un songe.
    – Le Cabaret Rouge !
    C'est un champ plat dallé de briques cassées.
    – Et qu'est-ce que c'est que ça ?
    Une borne ? Non, ce n'est pas une borne. C'est une tête, une tête noire, tannée, cirée. La bouche est toute de travers, et on voit la moustache qui se hérisse de chaque côté : une grosse tête de chat carbonisé. Le cadavre – un Allemand – est dessous, enterré en hauteur.
    – Et ça ?
    C'est un lugubre ensemble formé d'un crâne tout blanc, puis à deux mètres du crâne, une paire de bottes, et, entre les deux, un monceau de cuirs effilochés et de chiffons cimentés par une boue brune.
    – Viens. Il y a déjà moins de brouillard. Dépêchons-nous.
    À cent mètres en avant de nous, dans les ondes plus transparentes du brouillard, qui se déplacent avec nous et nous voilent de moins en moins, un obus siffle et éclate… Il est tombé à l'endroit où nous allons passer.
    On descend. La pente s'atténue.
    Nous allons côte à côte. Mon compagnon ne dit rien, regarde à droite, à gauche.
    Puis il s'arrête encore, comme sur le haut de la route.
    J'entends sa voix balbutier, presque basse :
    – Ben quoi ! on y est… C'est qu'on y est…
    En effet, nous n'avons pas quitté la plaine, la vaste plaine stérilisée, cautérisée – et cependant nous sommes dans Souchez !
    Le village a disparu. Jamais je n'ai vu une pareille disparition de village. Ablain-Saint-Nazaire et Carency gardent encore une forme de localité, avec leurs maisons défoncées et tronquées, leurs cours comblées de plâtras et de tuiles. Ici, dans le cadre des arbres massacrés – qui nous entourent, au milieu du brouillard, d'un spectre de décor – plus rien n'a de forme : il n'y a pas même un pan de mur, de grille, de portail, qui soit dressé, et on est étonné de constater qu'à travers l'enchevêtrement de poutres, de pierres et de ferraille, sont des pavés : c'était ici, une rue !
    On dirait un terrain vague

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