Le Feu (Journal d'une Escouade)
maisons ! Quand on a traversé la cour où le fumier cède sous les semelles avec un bruit spongieux, ou bien qu'on l'a contournée en se tenant difficultueusement en équilibre sur l'étroite bordure de pavés, et qu'on se présente devant l'ouverture de la grange, on ne voit rien du tout…
Puis, en insistant, on perçoit un enfoncement brumeux où de brumeuses masses noires sont accroupies, sont étendues ou bien évoluent d'un coin à un autre. Au fond, à droite et à gauche, deux pâles lueurs de bougies, aux halos ronds comme de lointaines lunes rousses, permettent enfin de distinguer la forme humaine de ces masses dont la bouche émet soit de la buée, soit de la fumée épaisse.
Ce soir, notre vague repaire, où je m'engouffre avec précaution, est en proie à l'agitation. Le départ aux tranchées a lieu demain matin et les nébuleux locataires de la grange commencent à faire leurs paquets.
Assailli par l'obscurité qui, au sortir du soir pâle, me bouche les yeux, j'évite néanmoins le piège des bidons, des gamelles et des équipements qui traînent par terre, mais je bute en plein dans les boules entassées juste au milieu, tels des pavés dans un chantier… J'atteins mon coin. Un être, à l'énorme dos laineux et sphérique est là, à croupetons, penché sur une série de petites choses qui miroitent par terre. Je donne une tape sur son épaule matelassée d'une peau de mouton. Il se retourne et, à la lueur brouillée et saccadée de la bougie que supporte une baïonnette plantée par terre, je vois la moitié de la figure, un œil, un bout de moustache et un coin de la bouche entrouverte. Il grogne, amicalement, et se remet à regarder son fourbi.
– Qu'est-ce que tu fabriques là ?
– Je range. Je m'range.
Le simili-brigand qui semble inventorier son butin est mon camarade Volpatte. Je vois ce qu'il en est : il a étendu sa toile de tente pliée en quatre par-dessus son lit – c'est-à-dire la bande de paille à lui réservée – et sur ce tapis, il a vidé et étalé le contenu de ses poches.
Et c'est tout un magasin qu'il couve des yeux avec une sollicitude de ménagère, tout en veillant, attentif et agressif, à ce qu'on ne lui marche pas dessus… J'épelle de l'œil l'abondante exposition.
Autour du mouchoir, de la pipe, de la blague à tabac, laquelle renferme aussi le cahier de feuilles, du couteau, du porte-monnaie et du briquet (le fonds nécessaire et indispensable), voici deux bouts de lacets de cuir emmêlés comme des vers de terre autour d'une montre incluse dans une boîte en celluloïd transparent qui se ternit et blanchit singulièrement en vieillissant. Puis une petite glace ronde et une autre carrée ; celle-ci est cassée, mais de plus belle qualité, taillée en biseau. Un flacon d'essence de térébenthine, un flacon d'essence minérale presque vide, et un troisième flacon, vide. Une plaque de ceinturon allemand portant cette devise : Gott mit uns , un gland de dragonne de même provenance ; enveloppée à demi dans du papier, une fléchette d'aéro qui a la forme d'un crayon d'acier et est pointue comme une aiguille ; des ciseaux pliants et une cuiller-fourchette également pliante ; un bout de crayon et un bout de bougie ; un tube d'aspirine contenant aussi des comprimés d'opium, plusieurs boîtes de fer-blanc.
Voyant que j'inspecte en détail sa fortune personnelle, Volpatte m'aide à identifier certains articles.
– Ça, c'est un vieux gant d'officier en peau. J'coupe les doigts pour boucher l'canon d'mon arbalète ; ça, c'est du fil téléphonique, la seule affaire avec quoi tu attaches tes boutons d'capote si tu veux qu'ils tiennent. Et ici, là-dedans, tu t'demandes c'qu'y est ? Du fil blanc, solide, et pas d'celui-la qu't'es cousu quand on te livre des effets neufs, et qu'on r'tire avec la fourchette, du macaroni au fromage, et, là, un jeu d'aiguilles sur une carte postale. Les épingles de nourrice, a sont là, à part…
» Et ici, c'est les papyrus. Tu parles d'une biothèque. »
Il y a, en effet, dans l'étalage des objets issus des poches de Volpatte, un étonnant amoncellement de papiers : c'est la pochette violette de papier à lettres dont la mauvaise enveloppe imprimée est éculée ; c'est un livret militaire dont la couverture, racornie et poussiéreuse comme la peau d'un vieux routier, s'effrite et diminue de partout ; c'est un carnet en moleskine éraillée bondé de papier et de portraits : au milieu trône
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