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Le Feu (Journal d'une Escouade)

Le Feu (Journal d'une Escouade)

Titel: Le Feu (Journal d'une Escouade) Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Barbusse
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marche est une espèce de longue chute où l'on se retient comme on peut et où on peut. Il s'agit de trébucher devant soi et le plus droit possible.
    Où sommes-nous ? Je lève la tête, malgré les vagues de pluie, hors de ce gouffre où nous nous débattons. Sur le fond à peine distinct du ciel couvert, je découvre le rebord de la tranchée, et voici tout d'un coup apparaître à mes yeux, dominant ce bord, une espèce de poterne sinistre faite de deux poteaux noirs penchés l'un sur l'autre, au milieu desquels pend comme une chevelure arrachée. C'est le portique.
    – En avant ! En avant !
    Je baisse la tête et je ne vois plus rien ; mais j'entends à nouveau les semelles entrer dans la vase et en sortir, le cliquetis des fourreaux de baïonnette, les exclamations sourdes et le halètement précipité des poitrines.
    Encore une fois, remous violent. On stoppe brusquement et comme tout à l'heure je suis jeté sur Poterloo et m'appuie sur son dos, son dos fort, solide, comme une colonne d'arbre, comme la santé et l'espoir. Il me crie :
    – Courage, vieux, on arrive !
    On s'immobilise. Il faut reculer… Nom de Dieu !… Non, on avance à nouveau !
    Tout à coup, une explosion formidable tombe sur nous. Je tremble jusqu'au crâne, une résonance métallique m'emplit la tête, une odeur brûlante de soufre me pénètre les narines et me suffoque. La terre s'est ouverte devant moi. Je me sens soulevé et jeté de côté, plié, étouffé et aveuglé à demi dans cet éclair de tonnerre… Je me souviens bien pourtant : pendant cette seconde où, instinctivement, je cherchais, éperdu, hagard, mon frère d'armes, j'ai vu son corps monter, debout, noir, les deux bras étendus de toute leur envergure, et une flamme à la place de la tête !

CHAPITRE TREIZIÈME
  Les gros mots
     
    Barque me voit écrire. Il vient vers moi à quatre pattes à travers la paille, et me présente sa figure éveillée, ponctuée par son toupet roussâtre de Paillasse, ses petits yeux vifs au-dessus desquels se plissent et se déplissent des accents circonflexes. Il a la bouche qui tourne dans tous les sens à cause d'une tablette de chocolat qu'il croque et mâche, et dont il tient dans son poing l'humide moignon.
    Il bafouille, la bouche pleine, en me soufflant une odeur de boutique de confiserie.
    – Dis donc, toi qui écris, tu écriras plus tard sur les soldats, tu parleras de nous, pas ?
    – Mais oui, fils, je parlerai de toi, des copains, et de notre existence.
    – Dis-moi donc…
    Il indique de la tête les papiers où j'étais en train de prendre des notes. Le crayon en suspens, je l'observe et l'écoute. Il a envie de me poser une question.
    – Dis donc, sans t'commander… Y a quéqu'chose que j'voudrais te d'mander. Voilà la chose : si tu fais parler les troufions dans ton livre, est-ce que tu les f'ras parler comme ils parlent, ou bien est-ce que tu arrangerais ça, en lousdoc ? C'est rapport aux gros mots qu'on dit. Car enfin, pas, on a beau être très camarades et sans qu'on s'engueule pour ça, tu n'entendras jamais deux poilus l'ouvrir pendant une minute sans qu'i's disent et qu'i's répètent des choses que les imprimeurs n'aiment pas besef imprimer. Alors, quoi ? Si tu ne le dis pas, ton portrait ne sera pas r'ssemblant : c'est comme qui dirait que tu voudrais les peindre et que tu n'mettes pas une des couleurs les plus voyantes partout où elle est. Mais pourtant ça s'fait pas.
    – Je mettrai les gros mots à leur place, mon petit père, parce que c'est la vérité.
    – Mais dis-moi, si tu l'mets, est-ce que des types de ton bord, sans s'occuper de la vérité, ne diront pas que t'es un cochon ?
    – C'est probable, mais je le ferai tout de même sans m'occuper de ces types.
    – Veux-tu mon opinion ? Quoique je ne m'y connais pas en livres : c'est courageux, ça, parce que ça s'fait pas, et ce sera très chic si tu l'oses, mais t'auras de la peine au dernier moment, t'es trop poli !… C'est même un des défauts que j'te connais depuis qu'on s'connaît. Ça, et aussi cette sale habitude que tu as quand on nous distribue de la gniole, sous prétexte que tu crois que ça fait du mal, au lieu de donner ta part à un copain, de t'la verser sur la tête pour te nettoyer les tifs.

CHAPITRE QUATORZIÈME
  Le barda
     
    La grange s'ouvre au bout de la cour de la Ferme des Muets, dans la construction basse, comme une caverne. Toujours des cavernes pour nous, même dans les

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