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Le Feu (Journal d'une Escouade)

Le Feu (Journal d'une Escouade)

Titel: Le Feu (Journal d'une Escouade) Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Barbusse
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pourtant sur tous, les faces sont jaunies, les paupières rougies ; à force de veiller, on a la tête des gens qui ont pleuré. Tous, depuis quelques jours, nous nous courbons et nous avons vieilli.
    L'un après l'autre, les hommes de mon escouade ont conflué à un tournant de la tranchée. Ils se tassent à l'endroit où le sol est tout crayeux, et où, au-dessous de la croûte de terre hérissée de racines coupées, le terrassement a mis à jour des couches de pierres blanches qui étaient étendues dans les ténèbres depuis plus de cent mille ans.
    C'est là, dans le passage élargi, qu'échoue l'escouade de Bertrand. Elle est bien diminuée à cette heure, puisque, sans parler des morts de l'autre nuit, nous n'avons plus Poterloo, tué dans une relève, ni Cadhilhac, blessé à la jambe par un éclat le même soir que Poterloo (comme cela paraît loin, déjà !), ni Tirloir, ni Tulacque qui ont été évacués, l'un pour dysenterie, et l'autre pour une pneumonie qui prend une vilaine tournure – écrit-il dans les cartes postales qu'il nous adresse pour se désennuyer, de l'hôpital du centre où il végète.
    Je vois encore une fois se rapprocher et se grouper, salies par le contact de la terre, salies par la fumée grise de l'espace, les physionomies et les poses familières de ceux qui ne sont pas encore quittés depuis le début – fraternellement rivés et enchaînés les uns aux autres. Moins de disparate, pourtant, qu'au commencement, dans les mises des hommes des cavernes…
    Le père Blaire présente dans sa bouche usée une rangée de dents neuves, éclatantes – si bien que, de tout son pauvre visage, on ne voit plus que cette mâchoire endimanchée. L'événement de ses dents étrangères, que peu à peu il apprivoise, et dont il se sert maintenant, parfois, pour manger, a modifié profondément son caractère et ses mœurs : il n'est presque plus barbouillé de noir, il est à peine négligé. Devenu beau, il éprouve le besoin de devenir coquet. Pour l'instant, il est morne, peut-être – ô miracle ! – parce qu'il ne peut pas se laver. Renforcé dans un coin, il entrouvre un œil atone, mâche et rumine sa moustache de grognard, naguère la seule garniture de son visage, et crache de temps en temps un poil.
    Fouillade grelotte, enrhumé, ou bâille, déprimé, déplumé. Marthereau n'a point changé : toujours tout barbu, l'œil bleu et rond, avec ses jambes si courtes que son pantalon semble continuellement lui lâcher la ceinture et lui tomber sur les pieds. Cocon est toujours Cocon par sa tête sèche et parcheminée, à l'intérieur de laquelle travaillent des chiffres ; mais, depuis une huitaine, une recrudescence de poux, dont on voit les ravages déborder à son cou et à ses poignets, l'isole dans de longues luttes et le rend farouche quand il revient ensuite parmi nous. Paradis garde intégralement la même dose de belle couleur et de bonne humeur ; il est invariable, inusable. On sourit quand il apparaît de loin, placardé sur le fond de sacs de terre comme une affiche neuve. Rien n'a modifié non plus Pépin qu'on entrevoit errer, de dos avec sa pancarte de damiers rouges et blancs en toile cirée, de face avec son visage en lame de couteau et son regard gris froid comme le reflet d'un lingue ; ni Volpatte avec ses guêtrons, sa couverture sur les épaules et sa face d'Annamite tatouée de crasse, ni Tirette qui depuis quelque temps, pourtant, est excité – on ne sait par quelle source mystérieuse – des filets sanguinolents dans l'œil. Farfadet se tient à l'écart, pensif, dans l'attente. Aux distributions de lettres, il se réveille de sa rêverie pour y aller, puis il rentre en lui-même. Ses mains de bureaucrate écrivent de multiples cartes postales, soigneusement. Il ne sait pas la fin d'Eudoxie. Lamuse n'a plus parlé à personne de la suprême et terrifiante étreinte dont il a embrassé ce corps. Lamuse – je l'ai compris – regrettait de m'avoir un soir chuchoté cette confidence à l'oreille, et jusqu'à sa mort il a caché l'horrible chose virginale en lui, avec une pudeur tenace. C'est pourquoi on voit Farfadet continuer à vivre vaguement avec la vivante image aux cheveux blonds, qu'il ne quitte que pour prendre contact avec nous par de rares monosyllabes. Autour de nous, le caporal Bertrand a toujours la même attitude martiale et sérieuse, toujours prêt à nous sourire avec tranquillité, à donner sur ce qu'on lui demande des explications

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