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Le Feu (Journal d'une Escouade)

Le Feu (Journal d'une Escouade)

Titel: Le Feu (Journal d'une Escouade) Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Barbusse
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pâte aux joues enluminées. Cependant, tout en mangeant, Paradis me regarde fixement. Je m'approche de lui.
    – Tu as une bonne tête.
    – T'occupe pas, répond-il. J'voudrais t'causer. Viens voir par ici.
    Il tend la main vers son quart demi-plein, posé près de son couvert et de ses affaires, hésite, puis se décide à mettre en sûreté le vin dans son gosier et le quart dans sa poche. Il s'éloigne.
    Je le suis. Il prend en passant son casque qui bée sur la banquette de terre. Au bout d'une dizaine de pas, il se rapproche de moi et me dit tout bas, avec un drôle d'air, sans me regarder, comme il fait quand il est ému :
    – Je sais où est Mesnil André. Veux-tu le voir ? Viens.
    En disant cela, il ôte son bonnet de police, le plie et l'empoche, met son casque. Il repart. Je le suis sans mot dire.
    Il me conduit à une cinquantaine de mètres de là, vers l'endroit où se trouve notre guitoune commune et la passerelle de sacs sous laquelle on se glisse, avec, chaque fois, l'impression que cette arche de boue va vous tomber sur les reins. Après la passerelle, un creux se présente dans le flanc de la tranchée, avec une marche faite d'une claie engluée de glaise. Paradis monte là, et me fait signe de le suivre sur cette étroite plateforme glissante. Il y avait en ce point, naguère, un créneau de veilleur qui a été démoli. On a refait le créneau plus bas avec deux pare-balles. On est obligé de se plier pour ne pas dépasser cet agencement avec la tête.
    Paradis me dit, à voix toujours très basse :
    – C'est moi qui ai arrangé ces deux boucliers-là, pour voir – parce que j'avais mon idée, et j'ai voulu voir. Mets ton œil au trou de çui-là.
    – Je ne vois rien. La vue est bouchée. Qu'est-ce que c'est que ce paquet d'étoffes ?
    – C'est lui, dit Paradis.
    Ah ! c'était un cadavre, un cadavre assis dans un trou, épouvantablement proche…
    Ayant aplati ma figure contre la plaque d'acier, et collé ma paupière au trou de pare-balles, je le vis tout entier. Il était accroupi, la tête pendante en avant entre les jambes, les deux bras posés sur les genoux, les mains demi-fermées, en crochets – et tout près, tout près ! – reconnaissable, malgré ses yeux exorbités et opaques qui louchaient, le bloc de sa barbe vaseuse et sa bouche tordue qui montrait les dents. Il avait l'air, à la fois, de sourire et de grimacer à son fusil, embourbé, debout, devant lui. Ses mains tendues en avant étaient toutes bleues en dessus et écarlates en dessous, empourprées par un humide reflet d'enfer.
    C'était lui, lavé de pluie, pétri de boue et d'une espèce d'écume, souillé et horriblement pâle, mort depuis quatre jours, tout contre notre talus, que le trou d'obus où il était terré avait entamé. On ne l'avait pas trouvé parce qu'il était trop près !
    Entre ce mort abandonné dans sa solitude surhumaine, et les hommes qui habitent la guitoune, il n'y a qu'une mince cloison de terre, et je me rends compte que l'endroit où je pose la tête pour dormir correspond à celui où ce corps terrible est buté.
    Je retire ma figure de l'œilleton.
    Paradis et moi nous échangeons un regard.
    – Faut pas lui dire encore, souffle mon camarade.
    – Non, n'est-ce pas, pas tout de suite…
    – J'ai parlé au capitaine pour qu'on le fouille ; et il a dit aussi : « Faut pas le dire tout de suite au petit. »
    Un léger souffle de vent a passé.
    – On sent l'odeur !
    – Tu parles.
    On la renifle, elle nous entre dans la pensée, nous chavire l'âme.
    – Alors, comme ça, dit Paradis, Joseph reste tout seul sur six frères. Et j'vas t'dire une chose, moi : j'crois qu'i' rest'ra pas longtemps. C'gars-là s'ménagera pas, i' s'f'ra zigouiller. I' faudrait qu'i' lui tombe du ciel une bonne blessure, autrement, il est foutu. Six frères, c'est trop, ça. Tu trouves pas qu'c'est trop ?
    Il ajouta :
    – C'est épatant c'qu'il était près de nous.
    – Son bras est posé juste contre l'endroit où je mets ma tête.
    – Oui, dit Paradis, son bras droit où il y a la montre au poignet.
    La montre… Je m'arrête… Est-ce une idée, est-ce un rêve ?… Il me semble, oui, il me semble bien, en ce moment, qu'avant de m'endormir, il y a trois jours, la nuit où on était si fatigués, j'ai entendu comme un tic-tac de montre et que même je me suis demandé d'ou cela sortait.
    – C'était p't'êt' ben tout d'même c'te montre que t'entendais à travers la terre,

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