Le Fils de Pardaillan
comme elles passaient devant l’église Sainte-Marie-l’égyptienne, devant laquelle Marie-Ange ne manqua pas de se signer dévotement, un mouvement brusque de la jeune fille rabattit le capuchon sur ses épaules. L’espace d’une seconde son joli visage fut à découvert.
Un homme hâve, roux de poil, aux yeux vagues de visionnaire, sortait de l’église, à cet instant précis. Il demeura comme pétrifié sous le porche, les yeux ardemment fixés sur la radieuse apparition. Et une expression de joie extatique illumina ce visage ravagé de damné qui semblait porter l’enfer en lui.
Les deux femmes passèrent la porte et s’engagèrent dans le faubourg.
L’homme se mit à les suivre de loin, dévorant des yeux la fine et gracieuse silhouette de la jeune fille qui se détachait, au loin, sur la route blanche.
Tout en haut du faubourg, elles franchirent le petit pont de pierre qui enjambait le grand égout. Cet égout, bordé de saules, tout comme la jolie rivière de Bièvre qui serpentait mollement à l’autre extrémité de la ville, coulait à ciel ouvert, hors des murs, depuis la porte du Temple jusqu’à la rivière, au-dessous de Chaillot [14] .
Le pont franchi, elles prirent à gauche, contournèrent l’enclos de la Grange-Batelière, ayant au centre les ruines de sa chapelle détruite pendant les luttes de la Ligue, et vinrent aboutir à un carrefour où se dressait l’inévitable croix avec son soubassement pyramidal à plusieurs degrés.
Devant cette croix aboutissait un chemin assez raide qui, passant devant la chapelle du Martyr, longeait le mur d’enceinte de l’abbaye, enjambait une sorte de petite place où se dressait le gibet des Dames, passait devant la chapelle Saint-Pierre et dégringolait de l’autre côté de la montagne.
Ce fut ce chemin que prit Marie-Ange. Elle s’arrêta devant l’entrée de l’abbaye. Bertille avait probablement des raisons de se méfier des religieux, qu’ils fussent mâles ou femelles. Pour la première fois, un soupçon l’effleura. Elle s’arrêta et demanda :
– Vous me conduisez donc à l’abbaye ?
– Sans doute. C’est là que vous attend le gentilhomme.
– Chez les religieuses ? s’écria Bertille avec un mouvement de recul. Sans se démonter, avec un calme parfait, Marie-Ange expliqua :
– Chez les religieuses, oui ou non. Oui, parce que je suis au service des Dames. J’ai mon logis là-haut. Non, parce que je suis maîtresse chez moi. Et c’est chez moi que le gentilhomme blessé a été transporté.
L’explication satisfit la jeune fille. Elle suivit la vieille et franchit le seuil de l’abbaye.
La jolie Claudine de Beauvilliers n’était plus abbesse de Montmartre. Elle présidait aux destinées de l’abbaye du Pont-aux-Dames. Depuis onze ans, les dames de Montmartre étaient placées sous l’autorité de Marie de Beauvilliers. Certains chroniqueurs prétendent qu’elle était la sœur de Claudine. Nous n’oserions pas le certifier.
Marie de Beauvilliers n’avait pas encore vingt-quatre ans lorsqu’elle fut nommée abbesse de cet étrange couvent qui ressemblait à une de ces innombrables maisons de débauche qui pullulaient à l’époque dans Paris, plutôt qu’à une retraite monastique. Jusque-là, elle s’était montrée la digne sœur de ces fantastiques religieuses et sa conduite avait été de tout point à la hauteur de la réputation spéciale de la maison.
Lorsqu’elle se vit abbesse, elle se sentit brusquement touchée de la grâce. Celle qui avait donné l’exemple du dévergondage le plus effréné devint, du jour au lendemain, un modèle d’austérité et de vertu. C’était son droit, pensèrent les religieuses placées sous sa toute récente autorité. Evidemment. Seulement la nouvelle convertie entendit user de cette autorité pour que tout le monde, autour d’elle, fît comme elle et rentrât dans le droit chemin.
Ceci ne fit plus l’affaire des religieuses habituées depuis de longues années à une indépendance d’allures, une licence de mœurs qui, si elles étaient incompatibles avec leur état, ne leur en étaient pas moins devenues très chères. Il y eut des révoltes terribles au cours desquelles la nouvelle abbesse faillit plusieurs fois être assassinée. Les brebis s’étaient changées en tigresses.
Mais la jeune abbesse qui, jusqu’à ce jour, s’était montrée uniquement préoccupée de mille frivolités et d’intrigues galantes, se révéla tout à
Weitere Kostenlose Bücher