Le Fils de Pardaillan
tentative désespérée. Toucher le cœur de la vieille mégère n’était rien… si elle n’ouvrait le garde-manger. Cette inquiétude se lisait sur son visage. Colline Colle la prit pour l’angoisse de l’amoureux qui attend que son sort soit fixé. Elle en fut touchée.
Mais elle n’était pas femme à perdre la tête pour si peu. Elle fit remarquer :
– Eh ! sainte Vierge ! pourquoi avez-vous tant attendu, pauvre jeune homme ?… Puisque je vous avais invité à venir me voir !
Elle minaudait en parlant. Mais elle fixait sur lui ses petits yeux perçants. En tout cas, la réflexion était juste. Elle faillit désarçonner Carcagne, qui ne l’avait pas prévue. L’imminence du péril lui donna de l’esprit d’à-propos.
– Hélas ! belle dame, fit-il en poussant force soupirs, je suis au service d’un puissant prince et j’ai dû suivre mon seigneur, qui a jugé à propos de s’absenter. Ah ! j’ai bien maudit l’affreux contretemps et j’ai bien souffert, allez !
L’explication était des plus plausibles ; elle satisfit la matrone. Elle la satisfit d’autant plus qu’elle lui apprenait que le ravisseur avait titre de prince. C’était le commencement des renseignements qu’elle espérait arracher de son prétendu amoureux. Elle fut contente et son attitude s’en ressentit :
– Pauvre jeune homme ! dit-elle d’un air apitoyé.
Elle lui prit la main, qu’elle serra tendrement comme pour dire : « Vos tourments vont finir ! » et baissant les yeux d’un air embarrassé :
– Je m’appelle Brigitte… Et vous ?…
– Moi, je m’appelle Carcagne. O Brigitte ! reine de mon cœur, je m’attache à vous jusqu’à la mort ! Je sens que je ne peux vivre sans vous ! Je sens… que nous sommes créés l’un pour l’autre. Je sens… pardieu ! c’est une odeur de soupe au lard… c’est-à-dire, non… je veux dire que je sens une… je sens que… je sens…
Le pauvre Carcagne, troublé par le parfum de la soupe qui mijotait sur le feu, sentait qu’il pataugeait lamentablement. Pour se tirer d’embarras, il employa un moyen héroïque : il empoigna Colline Colle, la souleva comme une plume, la serra sur son cœur à l’étouffer et plaqua sur sa peau sèche des baisers retentissants.
Après quoi il la reposa délicatement sur ses pieds, conscient de s’être tiré à son honneur du mauvais pas dans lequel il s’était sottement fourré en voulant éblouir par des phrases ronflantes, quand les gestes sont si faciles et si éloquents.
Colline Colle, qu’il avait à moitié étouffée, soufflait péniblement, se remettait peu à peu. Elle n’était pas fâchée. Bien au contraire. Elle était émerveillée de la force et de la vigueur de cet amoureux intrépide. Et elle eut la franchise de le dire :
– Jésus ! Seigneur ! Quelle force !… Quelle ardeur !… Se peut-il que vous m’aimiez à ce point ?… Mais c’est une vraie bénédiction !
Voyez comme vont les choses : pour une pauvre petite fois qu’elle se montrait franche, elle n’eut pas de chance. Carcagne crut qu’il avait triomphé sur toute la ligne. Il se crut le maître de la situation et il déclara avec désinvolture :
– C’est dit ! je m’installe ici ! Je ne vous quitte plus, O Brigitte ! Je sens que je suis né pour mener une existence de bon bourgeois paisible.
– Ouais ? songea la vieille, il va vite, le bon jeune homme ! S’imagine-t-il, par hasard, que je vais l’entretenir ?… Voire ! que je tienne les renseignements dont j’ai besoin et puis je lui montrerai comment je sais me débarrasser des galants trop encombrants.
Mais, comme elle ne protesta pas, comme elle continua de sourire tendrement, Carcagne, avec sa logique spéciale, en inféra qu’elle consentait. Il jeta cyniquement le masque et s’écria rondement :
– N’est-ce pas bientôt l’heure du dîner, Brigitte ? Mon estomac me dit que l’heure a sonné depuis longtemps.
Cependant, malgré son impudence et les airs détachés qu’il affectait, il n’était pas très rassuré : Colline Colle avait l’air de se faire tirer l’oreille.
Elle réfléchissait, voilà tout. Elle était avare, mais elle n’était pas sotte. Et elle avait été commerçante. La dépense d’un dîner la faisait renâcler. Mais elle se dit que rien ne vaut un bon dîner convenablement arrosé, pour délier une langue. Or, elle voulait faire parler ce naïf garçon. Le profit qu’elle
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