Le Gerfaut
et Hamilton avaient l’air de tenir une conférence. Apercevant leur chef, ils s’élancèrent vers lui avec un soulagement visible.
— Ah ! mon Général, s’écria La Fayette, vous arrivez comme le Sauveur ! Nous sommes en pleine détresse ! Le général Arnold vient de partir et…
— Arnold - est un traître ! coupa durement Washington. À qui se fier, mon Dieu ! Tenez, Marquis, lisez ce que l’on vient de m’apporter.
L’un lisant par-dessus l’épaule de l’autre, les deux officiers parcoururent les papiers sans pouvoir retenir des exclamations indignées. Quand ce fut fini, leurs regards consternés convergèrent sur Gilles qui se tenait à trois pas derrière le Général.
— Oui, dit celui-ci, qui, pour calmer sa nervosité, mâchait une écorce d’arbre qu’il venait d’arracher, c’est à ce jeune homme que nous devons la découverte du complot. Il a fait preuve d’un grand courage.
— Eh mais… c’est notre grand chasseur d’Indiens ? s’écria La Fayette dont le visage consterné s’illumina d’un sourire qui lui rendit son âge. Touchez là, Monsieur ! Le dévouement d’un Français à notre cher Général et à la cause américaine double le plaisir que j’ai à vous serrer la main. M. de Rochambeau disait grand bien de vous.
Avec un frisson de joie, Gilles s’exécuta, constatant une fois de plus que ce pays était bien celui des miracles qui joignait la main d’un grand seigneur auvergnat à celle d’un bâtard breton. Mais Washington coupa court aux effusions.
— Dites-moi maintenant ce qui s’est passé ici.
Ce fut le colonel Hamilton qui se chargea du récit. En quelques phrases, il raconta comment, arrivant pour déjeuner à l’improviste à Robinson House et annonçant l’arrivée du généralissime, ils avaient trouvé Arnold qui descendait de cheval, venant de l’autre rive. Afin de ne pas risquer de se croiser sur le chemin de West Point avec Washington et de ne pas faire attendre plus longtemps sa femme, il s’était mis à table avec les deux jeunes gens. Le déjeuner commençait gaiement quand un messager était arrivé, apportant une lettre.
Arnold la lut et, sans que sa figure changeât, du ton le plus naturel, il pria ses hôtes de l’excuser parce qu’il était appelé d’urgence pour une affaire de service. Il se leva donc, sortit de la salle à manger, bientôt suivi de sa femme à laquelle il avait fait un signe et qui le rejoignit dans sa chambre. Un moment plus tard, La Fayette et Hamilton purent le voir monter à cheval et disparaître en direction du sud.
Restés seuls à table, ils trouvèrent bientôt le temps long car Mrs Arnold ne revenait pas. Ils demandèrent alors de ses nouvelles à l’esclave qui les servait et qui revint au bout d’un instant avec la femme de chambre. Celle-ci semblait dans tous ses états et pleurait comme une fontaine.
Au milieu de ses sanglots, la quarteronne leur apprit que « Mistriss était dans les convulsions » et qu’on venait d’envoyer chercher le médecin tant son état était effrayant, surtout pour une femme enceinte.
— Nous nous sommes autorisés de notre amitié, reprit La Fayette, pour monter chez elle. C’est un spectacle pitoyable. La malheureuse femme n’a plus aucun sens. Elle se tord de douleur en poussant des cris que vous pourriez entendre si nous n’avions fermé la fenêtre. Elle dit… pardonnez-moi, mon Général, mais je crois qu’il faut tout vous répéter… elle dit que vous allez venir ici pour tuer son enfant…
Gilles ne devait jamais oublier l’éclair meurtrier qui traversa les yeux bleus de Washington.
— Voilà donc ce que l’on pense de moi ici !… fit-il amèrement. Voilà donc ce que l’on peut attendre de gens que l’on aime ! Peggy Arnold n’est pas folle. Si elle le paraît c’est parce qu’elle sait que son époux est en fuite.
— Ne la verrez-vous pas ? demanda Hamilton.
— Non ! Restez ici tous deux au cas improbable où le traître tenterait de revenir chercher sa femme. Je retourne à West Point avec le Français. J’ai des dispositions à prendre avant de repartir.
Tout le reste du jour, George Washington inspecta minutieusement les défenses de West Point, envoya des éclaireurs, reçut des dépêches au milieu d’un état-major accablé de honte et réduit au silence. Gilles promu au rang d’aide de camp provisoire galopait sur ses talons prêt à courir au bout du monde sur un simple claquement de
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