Le Gerfaut
maison qui avait vu l’enfance de Judith, avec quelle joie il accompagnerait au néant les deux Saint-Mélaine ne fût-ce que pour réclamer de Dieu leur damnation. Depuis le récit de Guégan, la vie avait perdu tout son prix. À quoi pouvait lui servir un vieux nom, un titre, un grade, la gloire et la fortune s’ils n’étaient destinés qu’à meubler sa solitude ?
À la corne d’un étang, il rencontra deux hommes qui coupaient des roseaux, retint à pleins poings Merlin qui eut un hennissement de protestation et se cabra.
— Le chemin de Néant ? cria-t-il.
— Tout… tout droit jusqu’à la prochaine fourche. Et là, à main droite !
Il se fouilla, jeta une piécette au petit bonheur et repartit comme l’ouragan tandis que l’homme ôtait son bonnet de laine bleue et se signait, persuadé qu’il était d’avoir rencontré le Chasseur Maudit en route vers les abîmes de l’Érèbe. Mais il n’en chercha pas moins la pièce qui était tombée dans l’herbe…
Après le village où il sema la panique dans un groupe de femmes en mantes noires sortant de l’église, il reconnut sans peine les repères que lui avait indiqués Le Coz, et quitta la route de Dinan pour un chemin creux ravagé d’ornières qui l’obligea bientôt à ralentir considérablement son allure sous peine de voir Merlin s’y abattre, les jambes brisées. D’ailleurs, le repaire n’était plus loin. Il fallait à présent reconnaître les lieux et ne pas se faire piéger bêtement par les défenses dont les deux gredins avaient dû protéger leur tanière. Il l’aperçut bientôt par un trou de la haie…
C’était une lourde maison de pierre couleur lie-de-vin adossée à un bois noir. De belles lucarnes et un grand escalier de pierre extérieur montant jusqu’à l’étage qui l’élevait au-dessus des bâtiments de fermes dont elle s’entourait lui donnaient quelque noblesse. Aucune lumière ne brillait aux étroites fenêtres dont les vitres, grises de poussière sans doute, n’avaient pas un éclat, mais un filet de fumée couronnait l’une des cheminées. Sur la droite, une grande mare brillait d’un éclat sourd de mercure au milieu d’un grand arbre qui devait être le frêne en question. De loin cela ressemblait davantage à une grosse ferme qu’à un manoir. La pluie avait cessé. Gilles leva la tête et regarda le ciel. Il était d’un gris pâle, uni et triste mais sans nuages visibles. La nuit était encore loin ! Puis son regard revint vers le bois qui protégeait les arrières de la maison. Peut-être vaudrait-il mieux faire un détour et arriver par là afin de bénéficier d’un effet de surprise ?
Il n’eut pas le temps de se poser longtemps la question. Le claquement rapide d’une paire de sabots se fit entendre et une femme couverte de la tête aux pieds dans une grande mante à capuchon apparut au tournant du chemin creux, sautant les flaques d’eau avec la légèreté d’une bergeronnette. En apercevant le cheval et le cavalier, elle s’arrêta un instant puis, sans se presser, vint vers eux en balançant ses hanches.
Quand elle leva la tête, son visage s’encadra dans l’ellipse noire du capuchon. Un visage large et osseux, au front plat sous des cheveux d’un blond presque blanc. La bouche charnue était rouge comme une blessure fraîche et la fille eût été belle si l’un de ses yeux, tuméfié et bleui n’eût été à demi fermé. Elle toisa Gilles avec insolence.
— Je ne t’ai encore jamais vu, toi ? Tu es de leurs amis ?
— Est-ce que j’en ai l’air ?
— N…on. Non, tu n’en as pas tellement l’air. Alors tu ferais mieux de t’en aller. On n’aime pas les inconnus par ici.
— Je n’ai que faire de tes conseils ! Réponds seulement à une question : les deux frères sont-ils là ?…
La fille haussa les épaules avec un ricanement et voulut poursuivre son chemin. Mais Gilles avait déjà sauté à terre et l’attrapait par sa mante, si brutalement qu’elle poussa un cri de frayeur et faillit tomber mais il l’avait saisie par le bras d’une main ferme.
— Je t’ai posé une question, tâche d’y répondre ! Je ne suis pas patient.
— Tu me fais mal, gémit-elle. Et puis ?… ne me regarde pas comme si tu voulais me fouiller le cœur. Tu as des yeux plus froids qu’une dague… Laisse-moi aller mon chemin. J’ai assez vu cette maison et ceux qui sont dedans.
— Alors ils sont là ? Réponds ! Je ne te
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