Le Gerfaut
rêvait, les yeux au ciel, sursauta et faillit s’étrangler.
— Tu as… ce n’est pas vrai ? J’ai mal entendu ?
— Vous avez fort bien entendu. J’ai volé un cheval. Il est en bas, dans votre écurie, avec Églantine. Je sais que je n’aurais pas dû agir ainsi, ajouta-t-il calmement et sans baisser les yeux, mais il y avait urgence. J’étais poursuivi et il fallait que je trouve une solution rapide. Le cheval était attaché devant Le Grand Monarque. J’ai sauté dessus et nous sommes partis. J’espère que vous voudrez bien m’absoudre, ajouta-t-il, confus malgré tout devant le regard épouvanté dont son parrain le gratifiait.
Un moment, l’Abbé resta sans voix, sans réaction, presque sans souffle.
Puis, traversé d’une idée soudaine, il demanda brutalement :
— Dis-moi ! Les femmes… que sont-elles pour toi ?
Pris au dépourvu, Gilles se raidit.
— Que voulez-vous dire ?
— Rien d’autre que ce que j’ai dit. Jusqu’à quel point entrent-elles dans ton refus du sacerdoce ? Non… ne prends pas cet air offusqué. Tu es d’âge à ce que l’on puisse aborder le sujet. Aussi, je répète ma question sous une autre forme : que représentent-elles pour toi ?
Il y eut un silence. L’Abbé eut l’impression que son filleul se refermait comme une huître. Et, de fait, au bout d’un instant de réflexion, celui-ci releva la tête, le regarda droit dans les yeux et, avec une froideur inattendue :
— Avec votre permission, je ne répondrai pas ! C’est justement un sujet que je préfère ne pas aborder !
Au son un peu enroué de sa voix, l’Abbé comprit qu’il avait touché une corde sensible et que, sous ce grand désir de vie normale et de liberté, se cachait certainement une histoire d’amour. Une histoire que l’on n’était pas disposé à lui confier.
— Comme tu voudras, soupira-t-il. Eh bien !… allons à l’écurie. Je veux voir ce cheval que tu as volé.
1 . Jeanne de Montfort qui dans la guerre de Succession de Bretagne avait défendu la ville.
2 . Saint-Esprit ! Le Diable…
3 . Son souvenir s’est perpétré à Hennebont où il a laissé la réputation d’un saint.
CHAPITRE IV
UN CŒUR DE MÈRE
Armé d’une lanterne, Gilles suivit M. de Talhouët sans commentaire et même avec un certain soulagement. Il était heureux que son parrain n’eût pas poussé plus avant son inquisition concernant les femmes car sous l’impulsion d’une vive émotion il avait été sur le point de trahir son secret. La violence de sa réaction intérieure l’avait surpris lui-même. Son cœur avait en quelque sorte sonné le tocsin comme fait, à l’approche de l’ennemi, le vigilant gardien d’un trésor ou d’une place bien défendue. Et cette petite promenade à l’écurie était la bienvenue car elle lui permettait de reprendre tout son sang-froid.
Chassant, au prix d’un effort, l’image de Judith qui lui était remontée au cerveau comme un accès de fièvre, et celle infiniment plus gênante de Manon il poussa le battant de bois, retrouvant avec joie la bonne odeur de paille fraîche de l’écurie et leva le bras pour en éclairer l’intérieur. La flamme fit luire comme du satin la croupe brillante du cheval que Mahé avait magistralement étrillé. L’Abbé s’approcha, les yeux soudain étincelants.
Sans un mot, il examina l’animal, en homme qui s’y connaît car, avant d’entrer dans les ordres, M. de Talhouët avait été un cavalier passionné. L’amour qu’il portait aux chevaux avait même un instant inquiété son père qui y voyait une incompatibilité avec une vocation sincère. Alors, le jeune Vincent offrit à Dieu cet amour-là comme il avait offert ses autres renoncements : avec le sourire. Et la paisible Églantine qui mâchait sagement ses ajoncs pilés à côté du beau coursier étranger, représentait, à sa manière, l’image même de ce sacrifice : depuis qu’il avait revêtu la soutane, le jeune centaure du Leslé se contentait d’une mule… mais il prenait toujours le même plaisir à la vue d’un beau cheval.
Enfin l’Abbé se redressa, forçant son visage épanoui à une mine sévère.
— Tu as le goût sûr, mon garçon ! Quand tu voles, tu ne fais pas les choses à moitié. C’est un magnifique animal, la monture d’un seigneur.
Un peu gêné tout de même, Gilles baissa le nez.
— Je l’ai compris, Monsieur. Cependant, je vous jure que je n’ai pas choisi.
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