Le Grand Coeur
réseaux, orienter vers nous les
flux de marchandises mais désormais, le mouvement
était bien enclenché. La cour, en assurant un fond de
commandes régulières, soutenait notre activité. Le
résultat était une richesse inégalée, quand même cette
richesse était assise sur le crédit que je consentais.
Chaque occasion de paraître était employée par les
femmes pour faire étalage de leurs nouveaux atours. Les
coiffes en forme de cornes devenaient gigantesques, les
traînes des robes interminables, les décolletés sans
limite. Les parures de bijoux étaient somptueuses ; la
plus ordinaire des robes était en soie. Agnès avait à cœur
de rester toujours à la pointe de ces nouveautés. Cela
rendait la tâche du roi très difficile et faisait mon
bonheur. Car, pour lui offrir des cadeaux, ce qui arrivait
chaque semaine, Charles devait trouver l’idée nouvelle,
l’objet exceptionnel, la parure inédite qui, seuls, pourraient combler son exigeante maîtresse. Et c’est, bien
entendu, vers moi qu’il se tournait pour y parvenir. J’y
mettais toute ma compétence, ce que le roi espérait, et
tout mon amour, ce qu’il ne pouvait deviner. Quand
Agnès recevait le bijou rare, la soie d’Orient ou l’animal
exotique que lui remettait le roi, elle savait qu’ils avaientété choisis par mes soins. C’était une petite trahison,
certes, mais qui ne faisait souffrir personne et qui nous
rendait tous heureux.
*
L’autre activité qui me donnait l’occasion d’être
proche d’Agnès, et d’établir au grand jour et sans
danger une complicité avec elle, fut le mécénat. Avec la
paix et la richesse, la cour de France fut gagnée par une
frénésie de création et de beauté. Jusque-là, seule la
Bourgogne était assez prospère et pacifique pour s’employer au mécénat. Charles avait enfin compris qu’il
devait relever ce défi. C’était une raison supplémentaire pour lui de regarder vers l’Italie et l’Orient. L’Angleterre ne l’avait que trop accaparé, mais ce face-à-face de barbares n’apportait que ruines et brutalité.
Pour le raffinement et les œuvres nouvelles, il fallait
chercher ailleurs.
Agnès, avec sa culture italienne, le guida et l’encouragea. J’utilisai mon réseau de facteurs pour faire venir à
nous des œuvres et même, s’ils l’acceptaient, des artistes.
Un peintre nommé Fouquet, de retour d’Italie, avait été
accueilli et protégé par un membre du Conseil, Étienne
Chevalier, dont il avait fait le portrait à côté de son saint
patron. J’étais allé rencontrer le peintre, et Agnès,
l’ayant appris, avait obtenu que je le lui présente.
Ce Fouquet était un assez jeune homme, de petite
taille et toujours sale, qui traînait volontiers dans les
tavernes et jurait comme ses compagnons de beuverie.
Il avait les mains tachées de pigments et portait des
habits déchirés. Tous ces détails auraient dû le rendrerepoussant ; il se dégageait pourtant de lui un charme et
une puissance qui tenaient tout entiers dans ses yeux.
Ils étaient vert clair, brillants de fièvre, incroyablement
mobiles mais capables, à tout instant, de se fixer avec
intensité sur un objet, de fondre sur lui et de s’en
emparer comme l’aurait fait un rapace avec ses serres. Je
me demandai quel effet il ferait sur Agnès. Un jour que
nous nous étions fixés à Tours, j’organisai la rencontre
promise. Le bougre n’en faisait qu’à sa tête : il refusa de
se déplacer jusqu’au château. Tout au plus accepta-t-il
de nous recevoir dans son atelier. L’idée plut à Agnès
qui en parla au roi sur le ton de la plaisanterie. Je craignis un moment qu’il ne veuille l’accompagner. Mais il
se retint et nous partîmes seuls. Ce fut l’occasion d’une
après-midi de bonheur. Fouquet avait à cette époque
son atelier le long de la Loire, dans un hameau. Il faisait
travailler deux compagnons pour préparer ses fonds et
broyer ses couleurs.
Quand Agnès le vit, elle le prit immédiatement en
sympathie. Il faut dire que découvrir Fouquet au milieu
de ses tableaux était la meilleure façon de faire sa
connaissance. Il était étrange de voir sortir de ce personnage si désordonné et si sale des œuvres lumineuses,
d’une calme beauté, d’une facture précise et d’une délicatesse de couleurs et de formes qui lui faisait totalement défaut dans la vie... Ses portraits, en particulier,
plaçaient ses personnages dans un monde à part, comme
s’il les avait extraits de
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