Le Grand Coeur
n’était autorisé à
lui vendre, c’est-à-dire des armes. Je ne voyais pas d’inconvénient à lui en fournir, attendu qu’il n’était pas
notre ennemi et ne risquait de s’en servir que contre
les Turcs, qui avaient entrepris d’envahir l’Europe. Je
savais néanmoins qu’en livrant des moyens de guerre à
un prince sarrasin, je prenais un risque et donnais à mes
ennemis des arguments contre moi. Cependant, je le
faisais avec l’accord du roi (même s’il feignit par la suite
de l’oublier), et je pensais que c’était suffisant...
Pour entretenir les bonnes relations avec le sultan, je
fus contraint à d’autres compromissions qui firent
encore grandir les haines contre moi. Ainsi, un matin, à
Alexandrie, un jeune Maure sauta dans une de nos
galées, demanda à embrasser la foi catholique et à venir
en France. Le patron du navire y consentit. L’ayant
appris après son retour, je le convoquai et exigeai que
le Maure fût restitué au sultan qui s’était ému auprès
de moi de cet enlèvement. Ce fut une décision difficile à
prendre, même si je travestis ma peine et ma faiblesse
sous les traits de la brutalité et de la colère. Je vis l’enfant : c’était un garçon d’une quinzaine d’années, que
l’on m’amena tout tremblant et qui se jeta à mes pieds.Le patron de la galée me représenta qu’en le renvoyant
en Égypte je condamnais à la fois son corps et son âme :
il serait certainement mis à mort et, auparavant, on le
contraindrait à abjurer le vrai Dieu, qui l’avait maintenant accueilli dans son baptême. Je tins bon. Le jeune
homme repartit. J’avais écrit au sultan pour lui recommander la clémence, mais je pense qu’il n’en a tenu
aucun compte.
Ce fut un des moments les plus douloureux de ma vie.
Les griefs que l’on m’opposa plus tard à propos de cette
action n’égalèrent jamais la cruauté des reproches que
je me fis à moi-même. Je vis souvent en rêve les yeux
noirs de cet enfant et ses cris m’éveillèrent longtemps
dans mon sommeil. Voilà bien une chose que je n’avais
pas prévue : je ne pensais pas devoir payer un jour mes
ambitions à ce prix.
Quoi qu’il m’en coûtât, je préservai ainsi mes excellentes relations avec le Soudan. Elles nous permirent
d’établir une noria régulière vers l’Orient. Cette entente
privilégiée avec le souverain mahométan me procura
également d’autres appuis en Méditerranée, notamment celui des chevaliers de Rhodes. Ces moines-soldats avaient débarqué en Crète et prétendaient arracher l’île à l’influence du sultan. Celui-ci avait riposté en
envoyant une puissante flotte, et les chevaliers étaient
en fort mauvaise posture. Le grand maître de l’Ordre
me demanda d’intercéder en leur faveur, ce que je fis
avec succès. Je gagnai là l’appui précieux de ces chevaliers, avec lesquels il fallait compter lorsqu’on naviguait
dans l’Orient.
Pour traiter ces affaires, je ne souhaitais pas m’exposer de nouveau aux dangers d’une traversée et le roidésirait que je ne m’éloigne pas longtemps de la cour,
car il avait pris goût à ma présence. J’ai donc agi par
l’entremise de messagers ou de délégations. Je m’attachai, pour suivre ces questions, un jeune Berrichon
nommé Benoît qui m’était lié par son mariage avec une
de mes nièces.
Pour l’Italie, en revanche, il me fallut me déplacer
moi-même.
*
Le roi m’avait demandé de suivre les affaires de la
Péninsule et d’abord la situation à Gênes. Il n’y eut longtemps rien de nouveau mais, un matin, un messager
venu de Provence nous annonça une surprenante nouvelle. Un bateau transportant une troupe d’importants
personnages de Gênes était arrivé à Marseille. Parmi ces
Génois se trouvait un membre de la puissante famille
Doria. L’homme qui menait l’opération était un certain Campofregoso. Il écrivait au roi pour solliciter son
aide. Il voulait obtenir les moyens de mettre sur pied
une armée et, grâce à elle, de reconquérir Gênes. Il
s’engageait ensuite à placer la cité sous l’autorité du roi
de France.
J’avais alerté Charles depuis longtemps sur les troubles
qui agitaient la ville de Gênes. Il avait compris tout l’intérêt qu’aurait présenté pour la France l’acquisition de
cette place. Elle disposait de comptoirs dans toute la
Méditerranée orientale et son industrie était renommée.
Il fallait saisir l’occasion.
Le roi réagit avec enthousiasme à la
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