Le Grand Coeur
pendant
toutes ces années, fit d’Agnès l’être au monde le plus
précieux pour moi. De cette relation, la chair n’était
point absente, car nous aimions sentir nos corps se toucher, et la tendresse prenait entre nous la forme voluptueuse de caresses et de baisers. Pourtant, pendant très
longtemps et jusqu’à ces instants ultimes et funestes que
j’espère avoir le temps d’évoquer, nous ne fûmes pas des
amants. C’était comme si nous avions su que franchir
cette limite nous aurait fait pénétrer dans un autre
espace, où tout le reste de notre relation nous eût été
retiré. Ainsi ce désir inassouvi, au lieu de se limiter à
un seul acte, irradiait dans tous nos gestes et dans
toutes nos pensées et donnait à ce que j’ose malgré tout
appeler notre amour une intensité sans égale et une
teinte inimitable.
Il n’était plus question que je quitte la cour. J’avais
besoin d’être près d’Agnès, de pouvoir échanger avec
elle ne fût-ce qu’un regard. La vie autour du roi nous
contraignait à la plus grande prudence. Nous fîmes
en sorte de ne jamais éveiller les soupçons de Charles,
pourtant très ombrageux. Cela passait par une indifférence feinte, de longues journées sans nous approcher
l’un de l’autre. Et nous devions nous y prendre bien à
l’avance pour nous voir. J’avais mis Marc dans la confidence, ce qui était inutile car il savait déjà tout. Agnès
employait la même suivante, une Picarde comme elle,
fille d’un village voisin de celui où elle était née et qui
était de confiance. Il arrivait que nous puissions passer
ensemble deux ou trois longs moments, l’après-midi ou
le soir, dans la même semaine. Mais il pouvait aussi
passer un mois ou davantage sans que nous parvenions à
nous rencontrer. Je parle évidemment des rencontres
intimes. Car les occasions officielles de nous apercevoir
et de nous parler ne manquaient pas.
Elles devinrent d’autant plus fréquentes que la révolution annoncée par Agnès eut lieu peu après notre discussion au château de Beauté. Brézé avait l’habileté de
sentir à partir de quel moment il ne fallait plus être
habile. Lorsqu’il jugea que le roi était suffisamment préparé, il ôta le masque. Il affirma qu’un nouveau complot
était en cours, mené par les Anjou, qu’il en avait la
preuve et qu’il était urgent d’agir. Le roi, sur sa requête,
chassa plusieurs seigneurs proches des Angevins, enjoignit à René de se retirer sur ses terres. Quant à son frère,
Brézé sut lui persuader que s’il reparaissait au Conseil, il
courait le risque d’être assassiné. Anjou savait de quoi
était capable le sénéchal et il ne revint pas.
C’est ainsi que le roi fut débarrassé des Anjou, sans
cris, sans violence et en peu de jours. Il se retrouva tout
à coup avec une nouvelle coterie de laquelle les grands
seigneurs étaient désormais absents.
Ma position changea du fait de ces bouleversements.
J’avais jusque-là été toléré au Conseil comme les autresbourgeois, à cause des services que je rendais. Or voilà
qu’après le départ de Charles d’Anjou, je me retrouvais
entouré d’autres bourgeois ou de petits nobles comme
Brézé. Il était maintenant l’homme fort du Conseil.
Autour de lui, nous allions constituer un groupe recruté
pour sa compétence et non pour sa naissance. Curieusement, peut-être pour suppléer par la quantité le peu
d’illustrations que ces personnages apportaient par
leur famille, ils entrèrent au Conseil par paire : nous
eûmes ainsi les frères Juvénal, les frères Coëtivy, les deux
Bureau.
Agnès était doublement gagnante à ce changement.
D’une part, elle avait vu disparaître avec Charles d’Anjou
l’homme qui l’avait livrée au roi et se disposait avec la
même cruelle légèreté à amener de nouvelles filles à ce
dernier. Mais d’autre part et surtout, les hommes qui
constituaient le Conseil étaient pour la plupart ses amis.
Ajoutons à cela l’influence qu’elle exerçait sur le roi,
elle était en position de jouer un rôle de premier plan.
Cela ne la mettait pas à l’abri du danger. Son pouvoir
suscitait plus de jalousies encore qu’aux premiers temps
de sa liaison avec le roi. Le dauphin la détestait, car il
voyait en elle, non sans raison, une rivale qui disposait
de plus d’influence sur la conduite des affaires du
royaume que lui-même. Mais le plus grand danger qui
menaçait Agnès, et elle le savait, était encore le roi.
Il
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