Le Grand Coeur
avait beau avoir changé de manières, le même fond
d’inconstance et de méchanceté demeurait en lui.
Malgré toutes les ressources de son habileté et en dépit
d’une observation quotidienne et minutieuse des états
d’âme de Charles, Agnès ne pouvait être tout à fait sûre
de lui. Par de constants efforts, elle s’employait à toujours le charmer et le surprendre. Comme elle me l’avait
avoué, elle ne redoutait rien tant que les grossesses. Elles
l’alourdissaient et, quelque effort qu’elle fît pour les dissimuler, elles finissaient par la contraindre à une brève
et dangereuse absence, le temps des couches. Malheureusement pour elle, le tempérament des Valois dont
avait hérité Charles lui donnait des appétits et une
vigueur qui mettaient Agnès enceinte presque aussi
constamment que la reine. La différence était pourtant
énorme, entre les deux femmes. La reine s’abandonnait
publiquement à ses gestations. Elle allait de lit en chaise
longue dans un perpétuel étalage de nausées, d’œdèmes
et de fringales. L’accouchement était pour elle l’occasion d’un triomphe, le moment où toute la cour paraissait s’apercevoir de son existence et où le roi lui apportait lui-même un cadeau splendide. Pour Agnès, la
grossesse était un état invisible pendant lequel elle
redoublait d’activité et de soins sur sa personne. Elle
cachait la couperose de ses joues sous des emplâtres de
céruse. Et elle tirait le meilleur parti des autres effets de
son état, en particulier du gonflement de ses seins. Elle
avait bien noté que le roi trouvait un intérêt à ce détail.
Sa couturière mettait sans vergogne ces formes en valeur
avec des décolletés lacés qui, en se relâchant au fil des
semaines, épousaient le galbe de plus en plus prononcé
de sa poitrine.
Quant aux accouchements, je ne sus jamais où ils
se passèrent. Agnès disparaissait une courte semaine et
tout le monde, quand elle rentrait, lui faisait compliment pour son teint. Elle donna le jour à des filles et les
plaça dès leur naissance auprès de familles amies. Les
Coëtivy en recueillirent deux.
Nous nous déplacions sans cesse. Le roi n’aimait pas
Paris, comme on le sait, et ne souhaita jamais en faire sa
capitale. Il préférait sillonner le royaume. Ces mouvements incessants donnaient une grande fraîcheur à
notre vie. Nous passions d’un lieu à un autre, sans y
prendre d’habitude. Ainsi le décor n’avait pas le temps
de s’effacer sous l’effet de la routine. Nous vivions perpétuellement surpris. Nous nous perdions dans des couloirs inconnus, nous frappions à quatre portes avant de
trouver la pièce que nous cherchions. Les fêtes qui se
tenaient la nuit étaient l’occasion de donner vie à des
demeures assoupies.
Malgré les jalousies et la peur qui rampaient toujours
dans les consciences, nous vivions dans une perpétuelle
bonne humeur, à l’établissement de laquelle Agnès
n’était pas étrangère. Le roi, qui avait décidément
troqué sa timidité contre une audace qui frisait la provocation, avait placé sa maîtresse parmi les dames de
la suite de la reine. Cette proximité aurait pu conduire à
des drames. Au contraire, les deux femmes s’en accommodèrent. La reine avait, elle aussi, changé. Elle était
riche désormais et m’avait demandé de la conseiller
pour ses affaires. Elle s’était lancée dans le commerce
des vins, trafiquait des tissus en Orient, achetait des
pierres précieuses avec ses gains. Elle prenait grand soin
des châteaux où séjournait la cour et montrait beaucoup de goût pour décorer les bâtiments et les parcs.
La présence d’Agnès l’avait quelque peu délivrée des
assiduités de Charles qui ne lui avaient valu que des
embarras et des deuils, car un grand nombre de ses
enfants étaient morts très tôt. Elle semblait avoir atteint
enfin un âge où la femme se révélait derrière la mère etl’épouse. Agnès, à sa manière, l’y aidait. La reine n’avait
donc aucune raison de se plaindre de la situation.
Il faut dire que cette vie nouvelle survenait dans une
période d’abondance et de luxe qui rendait tout plus
facile et plus agréable. J’étais évidemment sollicité pour
alimenter ce grand feu. J’y jetais à brassées toutes les
richesses de l’Argenterie. Elles étaient sans cesse plus
considérables. Nos efforts commerciaux commençaient
à porter leurs fruits à grande échelle. Il avait fallu du
temps pour monter les
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